Retour sur…. le sexisme dans la littérature jeunesse [Guest]

Les inégalités entre filles et garçons sont une thématique récurrente sur Les Vendredis Intellos et un souci pour nombre d’éducateurs de passage sur ce site.  Plus spécifiquement, la façon dont ces inégalités se constituent et se reproduisent, dès la toute petite enfance, au travers d’objets ou de contenus tellement intégrés à notre expérience quotidienne que nous ne percevons plus (ou difficilement) les implicites sexistes qu’ils contiennent, a fait l’objet de nombreuses discussions et échanges par ici. Je pense en particulier aux contributions de Lila et le magicien sur le sexisme des jouets (Partie 1, Partie 2 et Partie 3), à celle de MamaGalzerano sur l’extrême précocité des stéréotypes de genre qui prennent forme dès la naissance de l’enfant, ou encore celle de Phypa sur une approche voisine sans oublier la contribution de Maman Bavarde sur le sexisme véhiculés par les livres pour enfant.

RMP32032Aujourd’hui, nous avons le plaisir d’accueillir Virginie Houadec, conseillère pédagogique dans le premier degré et membre de l’Equipe « Genre et Education », SFR, ESpé Midi-Pyrénées, MSH.T LISST-CERS (UMR CNRS 5193). Elle est donc spécialiste des questions de genre et autres stéréotypes présents dans la littérature jeunesse (voir ici pour consulter sa thèse de doctorat sur le sujet) et également auteur d’un ouvrage à destination des enseignant.es visant à leur donner des ressources pour aborder et « pratiquer » l’égalité fille/garçon à l’école. Virginie Houadec a enfin été notre invitée lors des Rencontres 2014 des Vendredis Intellos durant lesquelles elle a animé, avec sa collègue Konstanze Lueken, une intervention autour du renouvellement du regard sur l’enfant-fille et l’enfant-garçon. Rendez-vous en fin d’article pour poser vos questions!

Depuis 30 ans de conventions en circulaires, le Ministère de l’Education Nationale appelle avec une régularité de métronome à faire, je cite : “que l’école soit le lieu où s’apprend l’égalité entre les sexes ” et, depuis 30 ans pédagogues et féministes soucieuses de cette question soulignent les contradictions nombreuses, entre ces vœux d’égalité et les outils proposés aux enseignant.e. s par le ministère. Rappelons pour mémoire, l’heure des mamans dans les programmes de 2002 et le rétablissement de l’Histoire des grands hommes dans ceux de 2008.

Au-delà de ces exemples flagrants, regardons quels modèles amoureux sont proposés à l’examen des jeunes lecteurs et lectrices de 8 à 11 ans, dans la liste de référence de littérature de jeunesse du ministère de l’Education Nationale.

La littérature de jeunesse prend-elle en compte les évolutions sociales en termes de modèles amoureux ? Ou y a-t-il une longue durée des modes de pensée ? Comment “mine de rien”, “sans avoir l’air d’y toucher”, la littérature de jeunesse conseillée par le ministère de l’Education Nationale contribue à la construction d’un savoir être social des jeunes lecteurs-lectrices, d’appropriation de normes, de valeurs, d’attitudes, de comportements. Quels sont ces codes, ces normes en terme d’éducation sentimentale ? Comment apprend–on à être amoureux/amoureuse dans les livres pour la jeunesse ? Quelle sont les règles de bienséance amoureuse proposées à une fille et à garçon? Qui sont les personnages amoureux, comment sont-il mis en scène, nommés, quels sont leurs qualités, leurs défauts ?

Une volonté ministérielle déclarée d’éducation à l’éthique par la littérature jeunesse…

Le ministère pose que “L’appropriation des œuvres littéraires […] crée l’opportunité d’échanger ses impressions sur les émotions ressenties, d’élaborer des jugements esthétiques, éthiques, philosophiques et de remettre en cause des préjugés. Les œuvres qui ont été sélectionnées permettent aux enfants d’interroger les valeurs qui organisent la vie et lui donnent signification” et juge que “ Toutes les actions, toutes les attitudes, tous les jugements, toutes les manières de dire ne se valent pas. C’est précisément parce que la littérature peut explorer de multiples possibles qu’il appartient aux lecteurs d’exercer leur jugement à l’égard de ces possibles”. Document d’accompagnement des programmes – Littérature – cycle 3, Scéren, CNDP, 2002, p. 58

Alors, quelles expériences par procuration au sens de Bruner ? Quels ego expérimentaux au sens de Kundera ?  Vont faire vivre ces personnages de papier aux écoliers de cycle 3 des écoles élémentaires françaises ?

La fonction cognitive de la littérature a été démontrée depuis longtemps, pour la littérature de jeunesse, cette inculcation idéologique, et cette fonction cognitive sont développées en particulier par Simone de Beauvoir dans l’analyse qu’elle consacre aux contes dans le Deuxième sexe, 1949, par Elena Gianini Belotti dans son chapitre consacré à la littérature enfantine dans son célèbre Du côté des petites filles, 1976 ou encore par Anne Simon et Christine Detrez dans A leur corps défendant 2006, qui écrivent : “L’amour s’inculque à l’école comme les règles de grammaire ou de mathématiques, et est un pur produit de l’éducation. Et son enseignement se diffuse par les romans, les lectures, les contes racontés dans l’enfance, les chansons, le cinéma”. p. 230

…. qui n’en véhiculerait pas moins de nombreux stéréotypes?

La lecture au long cours des 300 ouvrages de la liste qui comporte des albums, de la bande dessinées, des contes, de la poésie, des romans et récits illustrés et du théâtre nous permet de faire plusieurs constats.

Dans ce corpus, il y a plus d’amoureux que d’amoureuses car on trouve des couples de même sexe masculins mais pas féminins et que le format deux hommes amoureux d’une même femme est plus fréquent que l’inverse.

Les personnages féminins sont majoritairement mis en scène dans des lieux intérieurs et clos alors que les personnages masculins sont eux plus volontiers mis en scène dans les lieux extérieurs et ouverts. Comme dans la vraie vie d’ailleurs, puisque Goffman nous explique dans L’arrangement des sexes (2002) qu’il s’agit d’une éducation mise en place dès la petite enfance. Elle consiste à former les garçons à des compétences qui se pratiquent à l’extérieur, et à leur fournir des rudiments de technique d’autodéfense. C’est pourvu de ces avantages que les uns abordent les situations sociales, alors que les autres, les filles, les abordent en en étant dépourvues. Mais comment font-ils pour se rencontrer nos amoureux de papier, puisqu’ils ne sont mis en scène dans le même univers ?

Deuxièmement, des hiérarchies dans les couples sont imposées par l’image des couvertures. Le concept de genre propose de s’appuyer sur la prise en compte et l’analyse des rapports socialement et culturellement construits entre femmes et hommes. L’approche de genre considère que parallèlement au sexe biologique, anatomique, qui est inné, il existe un sexe socialement construit, fondé sur des rôles sociaux différenciés et des stéréotypes. Face à ces différences, une hiérarchie de valeurs est établie, ce qui crée des inégalités. L’étude des 300 ouvrages recommandés par le ministère permet de montre que ceux-ci contribuent à la construction de ses hiérarchies entre les personnages amoureux selon leur sexe. 

Quand les couples comportent des animaux humanisés comme Monsieur Crocodile de Joann Sfar ou d’animaux réels, telle que la chèvre Cornefine de Maurice Genevoix ou d’éléments réels, la girouette de l’église dans Charivari à Cot cot city de Marie Nimier, ou philosophiques comme l’esprit de la lune des Contes Inuit de la banquise. Les histoires n’ont pas le même devenir. Dans la figure archétypique : “ Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. ” Les amoureux sont humains et adultes. Lorsque les amoureux sont de même sexe, on trouve des animaux humanisés comme dans Renard et Renard de Max Bolliger. Sur les vingt-huit couples à l’évolution négative, c’est-à-dire où le couple se sépare ou bien où un personnage meurt, près de 60% des couples comprennent au moins un personnage non humain. Tout se passe comme si pour montrer ce qui n’est pas dans la norme, les auteur.e.s passaient par le truchement de personnages non humains.

On assiste également à une banalisation de la violence conjugale et à de la violence autour du mariage. Les héroïnes sont souvent les premières victimes de la violence des pères, des mères, des belles –mères, des demi-sœurs. Elles ont le foie arraché, les mains coupées, elles sont enfermées, elles meurent parfois. Les pères ne supportent pas que leur fille n’accepte pas le contrat conjugal qu’ils ont conclu sur leur dos comme dans La jeune fille, le diable et le moulin d’Olivier Py, entre autre. On trouve également des abuseurs. Par exemple : le diable déguisé veut abuser de Nina dans Les sifflets de Monsieur Babouch.

Enfin, on peut dire que l’écrasante majorité des amoureuses sont des Cendrillons ou des Peaux d’âne, les amoureux sont des princes charmantsPourquoi “ Cendrillon/ Peau d’âne  ”? Parce que les amoureuses sont souvent décrites comme étant mal habillées comme Florine dans Les contes de Madame D’Aulnoy, sales comme un peigne, telle Miss Lyssie dans La longue marche des dindes, ou avec un très mauvais caractère comme Perla dans Comment j’ai changé ma vie d’Agnès Desarthe. Autant de barrières que l’amoureux-courageux doit franchir pour révéler au monde la beauté de l’élue. Agissant ainsi comme le prince de la “ belle au bois dormant” qui s’attaque, épée au clair, aux ronces et aux branches entourant le château où sommeille sa belle.

Il existe tout de même quelques couples atypiques. Mais, pour déroger au modèle traditionnel, il faut aller ailleurs, dans les îles avec Macao et Cosmage d’Edy Louis Legrand ou Longue vie aux dodos de Dick King Smith qui montre des couples égaux ou encore dans les Lettres des isles Girafines où l’on trouve un personnage de femme puissante. On trouve aussi quelques filles qui choisissent leur amoureux Colombine par exemple dans Pierrot ou les secrets de la nuit 

Pour conclure, nous pouvons affirmer qu’au delà de ces bonnes intentions, les modèles offerts à l’examen des enfants qui sont des filles et des garçons, sont marqués par une dissymétrie importante et une quasi absence de propositions alternatives, puisque les personnages amoureux hors norme ne sont pas humains.

Bibliographie

  • Document d’accompagnement des programmes – Littérature – cycle 3, Scéren, CNDP, 2002
  • Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949
  • Elena Gianini Belotti, Du côté des petites filles, Paris, Des femmes, 1974
  • Détrez, Ch., Simon, A., A leur corps défendant : les femmes à l’épreuve du nouvel ordre moral, Paris, Le Seuil, 2006
  • Goffman, E., L’arrangement des sexes, Paris, La Dispute, 2002

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