Artemisia, peintre et féministe avant le féminisme

Artémisia, Vierge allaitant (1616-18) © Mathieu Ferrier, Paris

J’arrive un peu après la bataille: Jusqu’au 15 juillet, le musée Maillol à Paris présente une exposition de la peinture d’Artemisia (Artemisia Lomi Gentileschi). Voilà ce que dit le communiqué de Presse:

À l’aube du XVIIe siècle en Italie, quand les femmes étaient mineures à vie, quand elles appartenaient à leur père, à leur mari, à leurs frères ou à leurs fils, Artemisia Gentileschi a brisé toutes les lois de la société en n’appartenant qu’à son art.

En quête de sa propre gloire et de sa liberté, elle a travaillé pour des princes et des cardinaux, gagné sa vie à la force de son pinceau, et construit son œuvre, inlassablement.

Par son talent et sa force créatrice, elle est devenue l’un des peintres les plus célèbres de son époque, l’une des plus grandes artistes de tous les temps.

Le drame de sa vie personnelle, le viol qu’elle a subi dans sa jeunesse, et le retentissant procès que son père intentera par la suite à son agresseur, l’artiste Agostino Tassi, ont profondément marqué sa vie et sa carrière. Ce scandale a contribué à occulter son génie. En effet, comme Le Caravage, il a fallu attendre plus de trois siècles pour qu’elle soit à nouveau reconnue et universellement appréciée.

Pour la première fois en France, l’exposition au Musée Maillol permet de découvrir la peinture d’Artemisia Gentileschi.

J’ai eu envie de présenter Artemisia ce vendredi parce qu’au-delà de l’esthétique et de la perfection technique de ses peintures, qui rappellent celles du Caravage, son travail, à mon sens, a une  résonnance politique: C’est une véritable féministe!

Artemisia et les femmes fortes

De ce tableau de la Madone à l’enfant, que j’ai choisi pour illustrer cet article, se dégage un certain apaisement: Les couleurs pâles, la lumière, les boucles blondes de l’enfant et de sa mère, la rondeur du sein maternel, tout n’est que grâce et douceur.

Mais ce tableau, peint par Artemisia après son arrivé à Florence, est loin de son registre habituel, car ses sujets féminins sont des héroïnes qui ont marqué l’Histoire ou la Mythologie par leur force : Ce n’est pas la douceur ou  la maternité qui définissent les personnages qu’admire Artemisia, mais leur détermination, leur combativité, voire leur violence, en particulier les femmes: Cléopâtre, Judith, Danaé, Corisca, Minerve!

Artemisia Gentileschi, Cléopâtre (1635) © Collection particulière

Pour Moïra Sauvage :

Mais ce qui frappe aujourd’hui lorsqu’on contemple son œuvre, c’est, plus que les influences de l’époque, le caractère qui s’en dégage : outre la taille impressionnante des tableaux, la force des personnages en mouvement croise une vitalité dont on ne peut que deviner qu’elle était celle de l’artiste elle-même.

Si les sujets tirés de l’Antiquité ou de la religion catholique peuvent sembler un peu trop classiques à notre goût contemporain – Samson et Dalila, allégorie de la peinture ou portrait de la déesse Minerve – on ne peut rester insensible aux regards qui s’échappent du cadre de la toile en en libérant l’espace, aux figures en perpétuelle action, à la présence, enfin, des drapés et des couleurs chatoyantes qui, par-delà les siècles, viennent brosser le portrait d’une indomptable.

Artemisia et la dénonciation de la condition féminine

Dès sa première toile, Artemisia semble dénoncer ce qu’elle subit en tant que femme: Tutelle de son père, enseignement artistique au prix de viols répétés de son professeur,  un procès où elle est victime et pourtant torturée dans le but de lui faire confesser son mensonge ou sa culpabilité.

Atelier d’Artemisia Gentileschi, Suzanne et les vieillards (vers 1650)

Ainsi, les tableaux Suzanne et les Vieillards et Bethsabée au bain montrent la vulnérabilité et l’impuissance des femmes face au regard des hommes. Deux peintures dont l’ambiance même mettent mal à l’aise et qui traduisent le harcèlement dont Artemisia a sans doute fait l’objet. Pour Cécile Aktouf d’Osez le féminisme:

Elle dut sacrifier aux contraintes de l’époque, trouver un époux – qui serait aussi un prête-nom – en la personne d’un peintre sans talent mais qui la laissa affirmer le sien. Ils eurent aussi ensemble quatre enfants – dont une seule survécut – et des dettes. Elle le quitta donc. Pour être vraiment autonome, une seule solution s’offrait à elle : appartenir à l’Académie de dessin de Florence puisque le seul fait d’en être membre conférait la capacité juridique. A 23 ans elle y fut la première femme admise.

Artemisia n’est pas une victime: la déclinaison des tableaux de Judith

Artemisia a été victime de  viols répétés, puis a été trompée par son agresseur qui lui avait promis de l’épouser pour réparer ce viol. Elle a en outre subi les humiliations des soupçons, des tortures et des calomnies lors du procès qui y a fait suite. Mais loin d’en sortir martyre, l’artiste a puisé de cet épisode de sa vie une force phénoménale, qui a probablement donné naissance aux huit tableaux déclinés de Judith décapitant Holopherne, sûrement les peintures les plus significatives de son œuvre. Par ces tableaux, elle semble se rendre elle-même justice, puisque Judith a les traits d’Artemisia alors qu’ Holopherne, qui s’est laissé séduire par sa beauté, a le visage de son violeur (Je dois citer le point de vue inverse cependant: AC Husson s’interroge dans cet article sur le bienfondé de cette interprétation de cette série de tableaux). Je cite un passage du livre d’Alexandra Lapierre trouvé sur ce blog:

Ils découvraient en cet instant, chez Artémisia Lomi, la violence d’un grand tableau de l’école de Caravage, noir, bleu, rouge et or, cette Judith décapitant Holopherne, dont le cardinal Scipion Borghese avait naguère admiré l’esquisse.
Au premier plan, sur les draps d’un lit, la lame de l’épée posée bien à plat et les rigoles de sang qui ruissellent hors du cadre, sous l’œill du spectateur.
Au second plan, la tête renversée d’Holopherne, la bouche ouverte dans un cri muet, le regard révulsé qui cherche les yeux du public, implore son secours.
Puis la main gauche de Judith, agrippant les cheveux de sa victime, qui pèse de tout son poids sur sa tempe.
Enfin, les avant-bras de Judith, deux lignes parallèles qui captent la lumière et conduisent jusqu’aux manches de sa robe, jusqu’à son visage…
Chacun, ici, connaissait toutes les variantes, tous les secrets du thème qui avait inspiré les plus grands artistes florentins: la Judith du sculpteur Donatello brandissait la tête d’Holopherne dans un des salons du Palazzo Vecchio; la Judith de Michel-Ange fuyait la tente du tyran, au plafond de la chapelle Sixtine…
Mais la sauvagerie de cette Judith-là, sa joie en tranchant le cou du despote, sa façon puissante d’user de l’épée comme d’un couteau de cuisine; et puis le réalisme du sang, la précision de l’anatomie d’Holopherne: les muscles de ses bras bandés dans l’effort pour repousser les coups, ses jambes qui s’ouvraient et s’arc-boutaient… Jamais scène de meurtre n’avait été peinte avec une violence aussi crue!

Artemisia Gentileschi, Judith et Holopherne (1612) © Fototeca Soprintendenza per il PSAE e per il Polo museale
della città di Napoli

On a longtemps considéré Artemisia comme un imposteur: Ses toiles étaient trop parfaitement réalisées pour avoir été peintes par une femme!

Mais cette exposition lui rend tous les honneurs qui lui sont dus aujourd’hui. En tant que peintre, Artemisia s’est démarquée par son style cru et réaliste. Elle ne s’est pas contentée d’une peinture esthétisante de commande mais a su lui insuffler une âme, et utiliser son œuvre pour transmettre un message fort, ce qui la rende unique. Et en tant que femme, elle a su de dégager des carcans de son sexe pour mener sa vie comme elle l’entendait. Une belle leçon de féminisme donc: voilà qui met en perspective la récente campagne « Science is a girl thing »!

Je laisse le dernier mot à Aurore Mosnier, qui conclut sur cette exposition:

Artemisia Gentileschi est longtemps restée une peintre oubliée. Elle n’a été redécouverte qu’au début du XXe siècle ce qui explique sans doute les difficultés d’attribution de certaines œuvres. Le visiteur retiendra sans doute ses œuvres à dimension dramatique, style dans lequel elle laisse exploser tout son talent. A elle seule, Artemisia évoque toute une époque, la notion de femme artiste et la condition de la femme dans la société. Si vous ne devez voir qu’une seule exposition cette saison, vous l’avez trouvée.

Drenka

12 réflexions sur “Artemisia, peintre et féministe avant le féminisme

  1. Tu me fais penser que je n’ai toujours pas fait mon bilan des modèles féminins de juin !
    Tu m’autorises à te citer ?

  2. Bravo Drenka ! Très chouette article, même que ça m’a donné envie d’aller voir cette expo, avec un regard particulier, alors que moi et la peinture classique, on n’est guère copines… Mais j’ai un doute : est ce que cela peut constituer une sortie familiale avec deux poulettes, dont l’une de 6 ans ?! J’en doute… Bon, allez, je me la réserve pour une pause déj en solo ;-)

    • Je ne sais pas – moi je traine mon fils dans toutes les expos, mais enfin c’est pas très sympa pour les gens « sérieux » qui viennent en même temps que nous! (Fallait le voir hurler « LE ZIZI DE LA DAAAAAAME!! TUNU LA DAAAME !!!! » pendant 45mn quand on a vu « l’origine du monde », ahem)
      Et puis cette expo a quelques toiles sanglantes quand même!
      Moi aussi je suis plutôt art moderne / contemporain aussi mais dans le cas d’Artemisia j’étais curieuse parce que je n’avais jamais entendu parler de cette femme peintre, et ça a été un peu le choc de voir des choses aussi crues! Et puis j’adore le Musée Maillol – C’est pas loin de la Grande Epicerie de Paris – et moi je voudrais habiter dans la Grande Epicerie de Paris et contempler les jambons pour toujours.

      • Pour le zizi de la dame, moi je trouve ça plutôt rassurant… mes soeurs étaient passées à Orsay à 6 ou 7 ans, il avait fallu que ma mère, ultra gênée, leur explique parce qu’elles n’avaient pas tout saisi…. cherchez l’erreur…

        • Oui, chez nous on vit tout nu… les zizis n’ont pas de secret pour nous!
          (ceci dit je me demande parfois si je ne suis pas un peu trop relax sur la question!! Je ne sais pas très bien déterminer la limite de ce qui doit être couvert par la pudeur. Doit-on arrêter de prendre des bains à 2 ou 3 avec le bébé par exemple? Doit-on l’empecher de se tripoter la nouille en public, ou est-ce que ça va le complexer?? J’en sais rien!!)

          • Honnêtement, je ne crois pas qu’il y ait de réponse unique!!! Mes parents n’étaient pas particulièrement pudiques mais par contre extrêmement embarrassés pour répondre aux questions d’ordre sexuel (surtout mon père)… A la maison, on n’est pas non plus très pudiques mais on reste attentif aux demandes d’intimité des enfants (l’APA a récemment demandé à être tranquille dans son bain ainsi que dans sa chambre, il a aussi semblé gêné de nous voir nus dans la douche ou équivalent, nous respectons donc sa demande…). Quant aux tripotages en tout genre, je crois leur avoir demandé de réserver ça à l’intimité de leur chambre à partir de la maternelle environ c’est à dire à partir du moment où ils me semblaient en capacité de comprendre le concept d’intimité et en prévision des remarques qu’ils pourraient avoir (à l’école notamment) quant aux comportements acceptables ou non en public et aussi dans le cadre plus général de l’éducation au respect de son corps (sous l’idée de « mon corps est à moi »)…

      • Aha !! Nous aussi on traine les poulettes PARTOUT (elles ne payent pas l’entrée, et nous non plus grâce à la carte de presse, alors les musées, c’est un peu notre 2ème maison ! On file à Beaubourg chaque dimanche de pluie ;-) Et on se souvient encore d’une fameuse expo de Lucian Freud qui a servi de leçon d’anatomie à Grande Poulette !!
        Mais bon, les trucs sanglants, j’hésite un peu…

  3. Merci Drenka de nous faire découvrir cette peintre que je ne connaissais absolument pas!!! J’aime l’idée de peindre des héroïnes féminines comme une façon de contrebalancer le prisme déformant de l’Histoire telle qu’elle a été trop souvent écrite par des hommes…Du peu que je vois du tableau « Suzanne et les vieillards », de cette femme nue au milieu d’hommes habillés, je pense que cela parle à nombreuse d’entre nous…

    • Je trouve ça incroyable que personne ne connaisse cette peintre – moi non plus, je n’en avais jamais entendu parler!!

      • Eh oui, les femmes en tout genre sont toujours mystérieusement radiées de l’Histoire… Pas, ou peu de femmes fortes en référence pour nous les femmes: il nous reste les princesses et les poupées, ces petits rôles bien faibles et fragiles créés tout pour nous !!

  4. Pingback: La force faite femme {mini-debrief} « Les Vendredis Intellos

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