Le temps du soin

« Il y a effectivement quelque chose de pathétique dans cette asymétrie fondamentale entre les enfants et ceux qui s’occupent d’eux. D’un point de vue objectif, les gens qui s’occupent d’enfants sont des gens ordinaires aux vies compliquées qui font du mieux qu’ils peuvent. Mais du point de vue de bébé, ces gens-là ont un pouvoir immense : la conception de l’amour et du soin à autrui qu’il se forge est entre les mains de quelques fragiles êtres humains.”
Je reprends l’extrait de Gopnik publié par KIKI la semaine dernière dans son article sur l’attachement du point de vue des enfants (à lire ici). J’y vois une belle introduction à mon thème de cette semaine autour du travail d’Emmi Pikler.

Je vous propose une découverte en deux temps : aujourd’hui je m’attacherai à vous parler des SOINS prodigués aux bébés et aux petits enfants au sein de son institut en Hongrie. Une autre semaine, je partagerai ses découvertes sur le développement moteur des enfants.

Emmi Pikler est une pédiatre hongroise du 20ème siècle. Elle a élaboré tout un travail autour du développement des enfants, d’abord dans son cabinet à Budapest, puis dans un orphelinat appelé Loczy. Je vous invite à visiter le site de l’association Pikler-Loczy France où son parcours et son travail sont détaillés.

Dans l’extrait de Gopnik, l’amour et le soin paraissent intimement liés, indissociables de la relation entre les adultes et les enfants. C’est dans cette direction  qu’Emmi Pikler a organisé la vie et les soins dans son institut.

Elle a appris à des « nurses » l’importance de la relation et des interactions avec les enfants au cours des activités spécifiques que sont les soins.
« Elles leur enseignent les soins, et pas simplement les techniques, mais aussi comment les enfants, même les plus jeunes, doivent se sentir à l’aise pendant ces soins. Elles apprennent à ces jeunes filles une méthode précise et cohérente : comment il faut donner à manger aux enfants, changer leurs couches les baigner et les habiller -justement pour qu’elles ne soient pas obligées de se presser au cours de ces opérations, qu’elles puissent s’occuper d’eux avec tendresse, tout en prenant en considération leurs besoins individuels et en réagissant à leurs signes. Elles leur apprennent les gestes délicats et fins, en soulignant tout particulièrement le fait que l’enfant – quel que soit son âge – est sensible à tout ce qui lui arrive, qu’il sent, observe, enregistre et comprend les choses ou bien, avec le temps, les comprendra, à condition que la possibilité lui en soit donnée.
Elles leur apprennent aussi à observer les enfants, à essayer de comprendre ce que la position de leurs corps, leurs gestes et leurs voix expriment et à consacrer toujours assez de temps aux soins sans jamais se presser, à satisfaire leurs besoins selon les exigences de chacun. Elles leur apprennent encore que, pendant les soins, elles doivent parler, même aux nourrissons les plus jeunes, et que, par leurs paroles et leurs gestes, elles doivent leur avertir de tout ce qu’elles vont leur faire ou de tout ce qui va leur arriver ; qu’elles doivent faire attention à la manière dont l’enfant réagit à leurs paroles et à leurs gestes, qu’elles doivent lui donner la possibilité de participer par des gestes exprimant soit la collaboration soit la protestation, qu’elles doivent faire des efforts pour que l’enfant ait envie de faire ce qu’on attend de lui, sans le lui imposer.« 

Il s’agit bien là d’interaction, de mettre en avant l’importance de la relation au moment critique et sensible où l’adulte et l’enfant sont obligés de se retrouver face à face. L’enfant est spécifié comme un individu à part entière doté d’intelligence et d’une personnalité.

Je trouve le contexte important : un institut ou orphelinat… un milieu donc « professionnel », où les adultes et les enfants sont étrangers les uns aux autres, où la figure parentale est absente.

Cette méthodologie du soin a pour but de sécuriser l’enfant, par un contact attentif, chaleureux et respectueux avec l’adulte, par une routine quotidienne structurante et rassurante.
« La régularité du déroulement des journées scandées par un certain nombre d’événements prévisibles permet à chacun de s’orienter dans le temps, de pouvoir anticiper ce qui va se passer pour lui et d’être sûr de pouvoir compter sur l’adulte présent pour lui assurer la satisfaction de ses besoins corporels et être attentif à ses intérêts, à ses plaisirs, à ses désirs.
Cette stabilité est source, bien sûr, d’une grande sécurité, elle assure la place de l’enfant dans le groupe, mais elle favorise aussi sa prise de conscience de l’environnement et lui permet de se situer dans cet espace-temps.« 

Cette méthodologie du soin est toujours pratiquée à Loczy, comme le décrit le site internet :  »
« Au sein de ce cadre précis, les temps de soins (repas, change, toilette, coucher…) sont privilégiés comme moments individualisés de rencontres entre enfant et adulte sur lesquels s’étaie la création d’une relation intime et personnelle. Avec des gestes délicats et enveloppants – mais très codifiés afin de veiller à assurer son bien-être et sa détente corporelle et aussi d’assurer une continuité entre les quatre nurses, les adultes prennent soin de ce tout-petit, lui qui bénéficie là d’une expérience corporelle agréable et narcissisante. Ce soin est aussi une véritable rencontre au cours de laquelle non seulement l’adulte est ouverte à ce qui vient du bébé, à ce qu’il exprime, à ce qui lui fait plaisir ou au contraire provoque chez lui un désagrément ou une tension, mais aussi, elle cherche et attend sa coopération. Elle invite l’enfant à être un partenaire dans ce soin qui concerne son corps, elle sait déjà ce qu’il aime et essaie de le lui offrir, elle est attentive à ses nouveaux intérêts, elle donne un espace à ses initiatives, elle sollicite sa participation, attend et respecte sa capacité et son plaisir à faire par lui-même. Au sein de cette chorégraphie bien connue des deux, se déroule alors toute une « spirale interactive » au cours de laquelle l’enfant fait l’expérience de sa compétence et prend conscience de lui-même.
A travers ces temps de soins, enfant et adulte vont apprendre à se connaître, à s’écouter et à s’apprécier mutuellement. Il va se construire entre eux une relation affective qui assure au bébé qu’il peut compter sur l’attention et la disponibilité psychique d’un adulte qui veille sur lui, qui lui porte un intérêt personnel, prêt à accueillir ses demandes, ses émotions, sa vie pulsionnelle, et qui consolide par là-même le sentiment de sa propre valeur.« 

Je vous laisse apprécier la qualité de cet échange. Je m’interroge sur sa prise en compte dans le relationnel mis en place dans les institutions de soin, ici, en France, celles que nous sommes tous amenés à fréquenter : services hospitaliers, maternité…

Ce travail interroge aussi sur la véritable place de l’adulte auprès des enfants, des interactions nécessaires et celles qui ne le sont moins. Mais j’y reviendrai bientôt, avec la suite de la découverte du travail d’Emmi Pikler, pour une prochaine contribution aux Vendredis Intellos.

Muuuum

(un retour d’expérience du soin à la maison ici, sur mon blog)

11 réflexions sur “Le temps du soin

  1. Ca me fait penser à un article que j’ai lu il y a peu et hésité à partager aussi dans un VI. Il y était question du change en position debout pour les enfants en âge de l’être. L’auteur parlait du fait d’écouter également les besoins de l’enfant lors des soins, de respecter la position qui lui était la plus agréable et non pas la plus pratique pour l’adulte. La position debout favorise un échange plus riche, etc, même si le plan à langer doit être aménagé en conséquence pour éviter les accidents… et que les parents ont intérêt à parfaire leur technique de change parce que pour avoir testé, pas évident de nettoyer les fesses de bébé dans certains « cas » dans cette position !!
    Mais la réflexion est intéressante, dans la mesure où elle prend en compte l’enfant comme personne plus que comme objet de soins.

  2. Article très intéressant! Merci de nous le faire partager.

    Le change debout, va falloir que je teste, car Surprise n’aime plus du tout être allongé pendant plusieurs minutes sur le plan à langer… Le problème, c’est qu’il faut qu’il reste sans trop bouger le temps du change quand même… ^^

  3. Passionnant ! Très intéressant en effet que cette théorie soit appliquée en-dehors du contexte familial. Je n’avais jamais songé à cette asymétrie…

    Je teste le change debout depuis quelques jours justement et il râle beaucoup moins. Même si moi je dois beaucoup travailler ma dextérité…

  4. Pingback: La spirale interactive « Muuuum

  5. Merci pour cet article très intéressant sur la façon de donner des soins, en pensant d’abord à la personne qui les reçoit et pas uniquement au confort de la personne qui les donne.
    J’aime bien l’idée de rétablir la personne qui est dans chaque bébé, et plus généralement dans tout être qui n’est (parfois momentanément) pas en mesure de s’exprimer.

  6. Merci beaucoup pour ce bel article!! Tu as bien raison de parler d’Emmi Pickler (qui avait été évoquée il y a quelques temps déjà par Mme Faust sur les VI, sur un versant différent et complémentaire du tien http://mmefaust.over-blog.fr/article-emmi-pickler-suite-et-fin-ou-parle-a-ton-bb-80902163.html )
    On retrouve ici encore ce qui semble être un grand thème de la semaine, car finalement ce qui est décrit de la façon optimale de prodiguer des soins (avec respect et rituels sécurisants) rejoint ce qui a été dit par les uns et les autres sur la question de l’attachement… On le retrouve également énormément via l’extrait de Gopnik sur lequel tu t’es aussi basée (pour elle, l’amour est lié à la faculté d’empathie, elle même liée à la relation d’attachement, qui prend sa source dans le besoin vital du bébé que l’on prenne soin de lui…la boucle est bouclée!!).
    Quant au change en position debout, c’est ici la règle depuis près de 6 mois pour le GPL… et ce fut aussi le cas avec les précédents enfants… au début, c’est parti du constat que je me refusai à changer la couche d’un enfant en le maintenant de force, aujourd’hui j’avoue aimer qu’il s’abandonne dans mes bras de manière sereine pendant que je le nettoie (alors même que je sais qu’il n’apprécie pas trop le froid des lingettes ou du gant…!).

  7. Ah oui, j’y pense aussi… dans le concept du continuum J. Liedloff évoque une étude dans laquelle une forme de « maternage » aurait été expérimentée dans une perspective de soin (hospitaliers ici) et aurait donné des résultats surprenants d’efficacité sur la guérison des malades et le faible taux de récidive de leurs pathologies… Je n’ai jamais pris le temps de retrouver exactement trace de cette étude mais si quelqu’un se dévoue, je pense que ça pourrait être passionnant!!!!

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