Informatique et rose bonbon : la bataille des stéréotypes [GUEST]

La lutte contre les stéréotypes de genre dans l’éducation est un sujet auquel nombres des neurones des Vendredis Intellos sont sensibles: nous nous sommes souvent interrogés sur la façon dont on pouvait agir pour permettre aux filles comme aux garçons de s’affranchir dès le plus jeune âge des carcans et idées reçues pour permettre à chacun-e de se lancer dans les activités, les disciplines et plus tard les métiers pour lesquels ils ont du goût. A la première place dans cette réflexion, le rôle de l’école dans la reproduction des stéréotypes de genre mais aussi son potentiel pour y mettre un terme! Parmi les disciplines où les filles sont moins représentées, on cite souvent les sciences, les mathématiques et l’informatique. On voit donc régulièrement fleurir des campagnes visant à aider les filles à se projeter dans des carrières liées à ces domaines. Campagnes nécessaires, au but louable mais aux méthodes parfois discutables… une de nos neuroneuses avait déjà pointé ici les paradoxes d’une telle action.


charlottetruchetAujourd’hui, nous avons le grand plaisir d’accueillir Charlotte Truchet, Maître de Conférences en informatique à l’Université de Nantes, chargée de mission Egalité entre les Femmes et les Hommes. Elle a accepté de se prêter au jeu des Vendredis Intellos et nous livre son analyse d’un récent article du New York Times qui relate la mise en oeuvre d’une de ces campagnes visant à promouvoir l’informatique auprès du public féminin.

L’informatique est une discipline assez peu féminisée, que ce soit en tant que science ou en tant que technologie. Depuis quelque temps, on voit passer des programmes pour inciter les jeunes femmes à se lancer dans des études en informatique, comme celui de l’Université de Washington décrit dans cet article du NYTimes.
Le programme est décliné en trois points : un meilleur enseignement dès l’école avec des ateliers et des sorties, un lifting du cursus avec plus d’applications et plus d’interdisciplinarité (informatique et bio, informatique et philosophie…), et une incitation à rejoindre des communautés féminines en informatique. Ce sont les deux premiers points qui m’intéressent ici. On retrouve des systèmes similaires dans d’autres Universités américaines, dont la prestigieuse Berkeley qui a même réussi à inverser ses statistiques garçons/filles.
Ces programmes reposent sur un habillage dit féminin de l’informatique. En caricaturant un peu, un tout petit peu, on pourrait dire qu’un informaticien est un gros geek à lunettes, cheveux sales et libido zéro qui bidouille des écrans noirs et verts abscons sans jamais voir le soleil. On pourrait dire que ça n’attire pas tellement les filles, qui sont des êtres subtils et délicats d’intelligence zéro vivant au milieu des fleurs en rêvant de Justin Bieber. On pourrait trouver logique qu’une fille en informatique, ça ne colle pas, à moins que la fille se déguise en garçon… ou que l’informatique se pare de petits coeurs roses.
Décorons, donc, l’informatique de petits coeurs roses, et on verra bien. On propose d’orienter les études en info vers l’application, de préférence l’application qui a du sens, on ajoute un peu de développement durable pour sauver la planète, on saupoudre de philosophie parce que ça fait joli, on arrose de biologie-médecine parce que c’est si mignon de soigner les malades… Et surtout, surtout, on explique bien que l’informatique n’est pas trop dure, car il ne faut pas heurter l’intelligence zéro des jeunes filles délicates. Et ça marche ! On attire effectivement plus de filles. CQFD. Amen.
Que faut-il penser de tout cela ? Pas mal de choses, en fait. On peut évidemment s’indigner de cette vision absurde de la fille rose bonbon. Il y a sans doute des filles rose bonbon, il y a certainement aussi des filles pas rose bonbon. Il y a surtout, c’est ce qui nous intéresse, des geekettes, des gameuses, des Ada Lovelace, des pédégères d’eBay,  et des Présidentes de sections informatiques au CNRS. Il y a cent mille façons, innées ou acquises, d’être une femme, et personne ne peut sérieusement prétendre en faire un modèle unique. Souligner le stéréotype de genre est devenu assez bateau, mais ce n’est pas une raison pour s’en priver.
On peut adopter un point de vue pragmatique, et soutenir que peut-être, les filles sont plus souvent éduquées rose bonbon, que ce soit par leurs familles ou par l’école. Dès lors, si le but est uniquement d’améliorer les statistiques en informatique, sans s’intéresser au reste, pourquoi pas de tels programmes. Mais c’est une option assez limitée. D’abord, elle alimente globalement l’idéologie qui consiste à classer les gens dans des boîtes bleues ou roses, sans tenir compte de leur diversité – on pourrait préférer valoriser la diversité. D’autre part, les modèles féminins en informatique sont, pour ceux que je connais (je pense à quelques chercheuses en informatique ayant fait des carrières plus que brillantes, on trouve aussi de grandes réussites féminines dans le privé), assez peu rose bonbon, et d’une intelligence très très au dessus de zéro. Enfermer les informaticiennes dans une boîte rose est un contresens fondamental, teinté d’un certain mépris. A terme, cette politique de courte vue, basée sur un mensonge, pourrait aussi se révéler contre-productive.
On peut enfin penser que les filles ne sont pas le problème. C’est l’informatique, le problème. Ou plutôt, c’est cette idée que l’informatique serait une discipline monolithique habitée par les seuls geeks. En réalité, c’est l’informatique qui est victime d’un stéréotype, dans cette affaire ! Science récente, technologie jeune, omniprésente, parfois effrayante, l’informatique souffre d’une méconnaissance dramatique. On continue à lui associer l’image un peu extrême du geek, éventuellement accompagné de l’ingénieur réseau pas franchement serviable, du pirate dévalisant les gentils artistes, du hacker terrifiant menaçant la sécurité nationale, ou du gamer sexiste. On continue à voir l’informatique comme une sorte de mélange de feuilles excel, de jeux vidéos et de sites web dont l’activité la plus noble serait la programmation.
C’est un stéréotype. Il décrit une part infime de la réalité. L’informatique est un domaine vaste, riche et multifonction. Au niveau scientifique, on l’exerce souvent d’une façon assez proche des math (tableau noir et craie), parfois avec des équipements au swag insolent (salles immersives, robots chirurgiens, voitures autonomes…), presque toujours en groupe. La programmation en est une des activités, mais pas la seule : en info, on modélise, on prouve, on algorithmise, on réfléchit, on teste, on observe, on discute. L’informaticien discute beaucoup d’ailleurs, et pas qu’avec d’autres informaticiens. L’informatique s’inspire de la physique, des math, de la sociologie, etc. Elle collabore avec la biologie, l’électronique, la chimie, etc. Elle s’applique au multimedia, à la robotique, à la médecine, etc. J’en oublie… L’image de l’informatique comme discipline austère ou fermée est stupide.
Il faut dire cela pour expliquer qu’un programme qui vise à étendre l’enseignement de l’informatique, dans toute sa richesse et dès l’école, est un bon programme. Il faut simplement enlever le mot « fille ». Ces mesures ne sont pas bonnes pour attirer les filles, elles sont bonnes pour attirer les gens normaux, en leur montrant une discipline vivante dont l’une des facettes pourra, peut-être, les passionner. Les filles étant des gens normaux comme les autres, ça marche. Toujours ça de pris, dira l’optimiste. Dommage, dira le perfectionniste, que cet effet soit basé sur un double mensonge.

 

11 réflexions sur “Informatique et rose bonbon : la bataille des stéréotypes [GUEST]

  1. Merci !!!! Enfin !!!
    Je suis docteur en mécanique des fluides numériques et je code depuis mes 9 ans !! Je suis aussi maman passionée de sa fille et une femme adorant cuisiner et jardiner.
    Alors merci pour ce texte !! Ca fait plaisir de lire ça. Même si je bosse en tant qu’ingénieur-chercheur en labo de modélisation et simulation où il y a 90% de mecs, nul besoin de faire dans le rose bonbon ou le geek à lunettes !!!
    Etre juste soi-même ça a du bon !

  2. Je tente un commentaire. Peut être que toute cette incompréhension vient du fait de limiter la personne à son sexe. Comme si le sexe déterminait notre être. Oui il est une part de l’identité de nos enfants mais pas que. Amener les filles à la science c’est se placer dans un débat binaire. Il n’y en a pas alors il en faut… j’aimerais croire que l’enjeu est sur une écoute des envies de nos enfants mais aussi sur une manière de leur donner envie, d’étre curieux, d’être des êtres capables de se penser par eux même. Mibou kiffe le rose. J’essaie de lui faire comprendre que ce n’est pas parce qu’elle est une fille mais parce qu’elle a mauvais goût. C’est tout ;-) pas facile comme sujet. Merci pour cet article.

    • La mienne adore les paillettes et les sacs à main… Argh >_<
      Mais elle aime aussi les chaussures de rando et le foot !
      A elle de faire ses choix ! ;)
      Ce qui a choqué mon mari à propos du rose c'est lorsqu'on va choisir des vêtements pour notre fille, certain magasin propose un rayon fille sont intégralement roses et le côté garçon, intégralement bleu ou "sport"… Il y a encore du boulot à faire là dedans…
      Après pour le coté sciences et informatique, ma fille a la chance d'avoir une maman travaillant là dedans et un papa très ouvert et moderne mais c'est loin d'être le cas de tout le monde… :/

      • Je suis totalement d’accord. Il faut aider les marques a être moins premier degré pour aussi éduquer le consommateur. Il y a de plus en de marque enfants qui dépasse cela comme dpam par exemple.

  3. Il y a quelques jours, mon garçon en moyenne section décrit le spectacle de fin d’année qui arrive : « les filles sont déguisées en pintade et nous les garçons on les attrape avec des lassos ». Euh comment dire ? :-)

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