Je profite des vacances pour vous faire un petit compte-rendu d’un bouquin que j’ai trouvé un peu par hasard dans les rayonnages de ma BU: L’invention du dessin d’enfant en France, à l’aube des avant-gardes d’Emmanuel Pernoud. Il s’agit d’un ouvrage écrit par un historien de l’art (également auteur d’un ouvrage sur le portrait d’enfant, L’enfant obscur), qui a la particularité d’ancrer remarquablement bien sa réflexion sur l’art dans l’histoire de l’éducation, et l’histoire des idées autour de cette notion de « dessin d’enfant » qui n’a en fait rien d’évident. Je laisserai un peu de côté les développements sur l’histoire de l’art dans l’ouvrage pour parler davantage des discours sur le dessin d’enfant au début du XXe siècle.

41394ec9yrl-_sx195_

Les questions qui se posent autour du dessin d’enfant rejoignent plus largement le problème du regard porté sur les activités des enfants en général, le statut du jeu, leur valorisation ou non par le discours pédagogique, leur contrôle ou non par les adultes, leur inscription dans la représentation de l’enfance comme un développement orienté vers « l’âge adulte » (comme si, une fois « l’âge adulte » atteint, l’apprentissage et le développement ou l’évolution s’arrêtaient). Je laisse à Mme Déjantée le soin d’élargir mes quelques notes sur le dessin à d’autres exemples.

En étudiant le dessin d’enfant à partir des discours artistiques, Emmanuel Pernoud part ainsi d’un décalage entre une activité extrêmement valorisée, l’Art – le propre de l’Homme comme on dit en classe de philo en terminale, la preuve de sa supériorité spirituelle – et un état souvent appréhendé à partir de l’idée d’incomplétude, d’irrationalité, d’étape à dépasser : l’enfance.

Emmanuel Pernoud souligne un paradoxe spécifique au contexte français : le dessin d’enfant est plutôt absent des discours artistiques, alors qu’il est très présent dans les réflexions des pédagogues et des psychologues. Il fait l’hypothèse que cette occultation est liée à l’utilisation du vocabulaire du dessin d’enfant ou du gribouillage dans les accusations des critiques envers les avant-gardes.

La thèse d’Emmanuel Pernoud est que, plus fondamentalement, cela dissimule un interdit du plaisir dans la création artistique, et cela l’amène à étudier cette place du plaisir, de la production gratuite dans les discours sur le dessin d’enfant. Un des grands intérêts de cet ouvrage est de mettre en valeur les différents processus de normalisation du dessin d’enfant, de montrer comment différents discours cherchent à le réduire à autre chose, à le lisser, à ne sélectionner que ce qui ne pose pas de problème.

L’auteur identifie deux types de discours artistiques qui convoquent la figure de l’enfant : les discours artistiques qui se situeront du côté de la perception, qui prendront comme le regard de l’enfant sur le monde comme paradigme de la création artistique, et les discours artistiques qui se placeront du côté de la création, qui s’intéresseront par exemple à la spontanéité du trait dans le dessin d’enfant.

Le dessin à l’école et les réflexions des pédagogues

L’auteur souligne qu’il n’y a pas un seul type de dessin d’enfant, et s’arrête sur l’évolution des pratiques scolaires : le « dessin d’enfant » spontané (avec toutes les limites de cet adjectif) peut être distingué d’un dessin d’enfant produit dans un cadre coercitif, où l’on apprend à l’enfant à dessiner.

Dans les dernières décennies du XIXe siècle, au moment du grand mouvement de scolarisation, le modèle de dessin scolaire est orienté vers des fins professionnelles; cela s’accompagne en parallèle d’une importance majeure donnée à la géométrie au détriment de l’image, et d’un souci de l’ordre, aussi bien du dessin que du corps de l’élève : on apprend aux enfants à se tenir bien pour dessiner et à avoir un trait droit et pur. L’auteur suggère qu’on pourrait étudier davantage le rôle de ce dressage scolaire du trait dans la carrière de peintres comme Bonnard, Derain, Matisse ou Braque, qui vont enfreindre des règles scolaires aussi bien qu’académiques ou esthétiques.

À partir de 1907 se développe un mouvement pédagogique qui met en avant l’art comme libre-expression et vecteur de plaisir pour l’enfant, en plaçant de surcroît l’image au centre du dispositif scolaire. L’encouragement du dessin d’enfant change alors de paradigme : il ne s’agit plus d’un cadre coercitif, mais au contraire d’une reconnaissance de la maladresse comme un stade normal du développement de l’enfant dans le dessin. Le dessin rejoint toutes les réflexions sur le jeu dans les discours des pédagogues : l’enseignement du dessin doit tirer parti du plaisir pris par l’élève. Cela aboutit à une réforme de l’enseignement du dessin en 1909, sur des bases nouvelles.

Une nouvelle méthode se substitue à la méthode géométrique : la méthode intuitive, fondée sur l’étude d’après la nature, avec une fonction de développement des facultés de l’enfant (imagination, sensibilité, mémoire…), plutôt que d’enseignement d’un code. L’arrière-plan professionnel reste très présent dans les faits, dans les modèles proposés notamment (outils, compositions décoratives, …). On encourage les enseignants à laisser les enfants gribouiller dans leurs cahiers, puisque cela développe leur facultés cognitives : le dessin libre est perçu comme une étape qui sera dépassée, mais qui ne doit pas être réprimée. Mais pourtant, la valorisation stylistique des dessins d’enfant est pratiquement absente.

Les psychologues et le dessin d’enfant

Outre ces discours pédagogiques, le dessin d’enfant intéresse les psychologues, qui tentent d’interpréter l’évolution du dessin d’enfant en termes d’évolution cognitive. On a par conséquent des travaux très empiriques, qui s’appuient sur des corpus de dessins d’enfants, tantôt plusieurs enfants, en réunissant les dessins en fonction des catégories d’âge, tantôt, de façon plus pertinente, des études qui suivent un seul enfant (notamment celle de Georges-Henri Luquet). Les psychologues tentent en particulier de rendre compte de la représentation des figures humaines dans les dessins d’enfant, du « bonhomme », et d’identifier des stades et des constantes.

Emmanuel Pernoud s’attarde assez longuement sur les travaux de Luquet, un philosophe et psychologue inspiré par Bergson, qui est le premier à vraiment tenter de décrire la syntaxe du dessin d’enfant et ses spécificités : il parle d’un réalisme intellectuel, et tente de montrer qu’on a une grammaire spécifique, conventionnelle, mais tout aussi intéressante que les conventions de représentation réaliste du dessin d’adulte. Alors que le discours dominant parle de gribouillage informe et sans synthèse, Luquet soutient qu’on a bien un ordre et une logique. La couleur, par exemple, n’est pas moins importante que le trait, mais elle fonctionne différemment pour l’enfant, avec un rôle logique. Sur le plan pédagogique, il invite les maîtres à ne pas intervenir ou pointer des « fautes » dans le dessin mais à chercher à comprendre la logique propre au dessin de l’enfant.

Luquet défend une conception du dessin d’enfant comme quelque chose de gratuit, comme une interprétation du monde qu’on ne peut réduire à son utilité dans le développement cognitif ou psychomoteur de l’enfant : le dessin d’enfant est désintéressé, ludique, mais sérieux. Parallèlement, il réhabilite certaines caractéristiques associées à de moindres facultés des enfants, comme la répétition et l’inertie, en montrant que la répétition est un acte volontaire, par opposition à la pulsion graphique initiale. Emmanuel Pernoud cite ces propos (que, sans rien y connaître, je trouve très justes):

Il ne faut pas oublier que même la routine de l’enfant n’est nullement passive, qu’il a à lutter, pour conserver ses types ou ses conventions graphiques, contre les modèles et les suggestions des adultes, et qu’il lui faudrait peut-être moins d’effort pour céder que pour rester fidèle à ses habitudes.

Le problème du gribouillage

Le problème du gribouillage d’enfant, à l’époque, est le suivant : à quoi rime un dessin qui ne cherche pas la figuration ? Le terme est à la fois utilisé pour décrire les dessins d’enfant et pour décrire certaines productions d’avant-garde. On oscille entre l’idée d’une irresponsabilité de l’enfant, qui ne fait pas cela volontairement, et une volonté de combattre ces productions dans le cadre scolaire. Il y a quelque chose qui résiste à la compréhension, et qui est potentiellement réfractaire, contre l’apprentissage, avec la figure du cancre. En même temps, on a une activité très productrice – cela entre en contradiction avec l’absence d’achèvement esthétique qui est posée :

Dessin sans but, violence gratuite. Ce qui fait peur, dans le gribouillage, ce n’est pas seulement l’enfance cruelle, c’est aussi la suspicion d’une origine impure de l’art : la destruction, le goût du désordre […]. On ne saurait admettre que l’homme se mette à dessiner sans avoir ce qu’il fait, pire en se livrant au caprice de salir une feuille blanche, de rayer une surface. (p.89-90)

Emmanuel Pernoud souligne qu’on a dans les discours une place faite au gribouillage mais qui tend à en réduire la potentielle violence, la gratuité ou la destruction, en préservant l’image d’un élève studieux ou en progrès.

Le gribouillage d’enfant est considéré comme une sorte de réflexe musculaire sans intention, qui se produit de façon mécanique et inconsciente. Il n’est pas encore envisageable à l’époque que l’on puisse dessiner sans intention figurative. Mais Emmanuel Pernoud souligne qu’il ne s’agit pas tant d’une question de contenu que de conception de l’art : si l’art est conçu comme quelque chose d’intentionnel, avec un destinataire, où l’esprit soumet le corps et adopte un certain nombre de codes, alors le gribouillage, associé à la jouissance et au plaisir solitaire, est incompatible avec cette conception.

L’auteur s’intéresse aux positionnements des discours pédagogiques et psychologiques à l’égard de ce problème : certains soulignent qu’il y a dans tous les cas un processus d’imitation d’un tiers dans le gribouillage, et que l’enfant prend plus tard conscience des possibilités figuratives du dessin – le gribouillage est nécessaire au développement des capacités motrices et mentales. D’autres notent qu’il peut y avoir un décalage entre l’intention de l’enfant, qui cherche bien à figurer quelque chose, et la perception qu’on a de son dessin, où l’on ne reconnaît rien. Luquet enfin replace le gribouillage dans le paradigme du jeu, une activité parmi d’autres, où se joue avant tout un désir de faire des traits.

A côté de ces prises en compte du gribouillage, on assiste à une normalisation progressive du dessin d’enfant qui est en fait indissociable de sa reconnaissance. Emmanuel Pernoud souligne de façon intéressante qu’à côté des discours pédagogiques, il y a une certaine lucidité des conservateurs, qui refusent les rapprochements excessifs entre dessin d’enfant et productions artistiques adultes, et nient toute utilité pédagogique du dessin d’enfant :

La pensée conservatrice reconnaît paradoxalement à l’enfant le droit de faire ce qu’il veut de son dessin spontané., l’abandonne à la discrétion de son plaisir et de son jeu.

Au contraire, le mouvement progressiste qui défend le dessin libre va occulter le gribouillage, et finalement normaliser le dessin d’enfant en fonction de sa propre conception, par exemple en sélectionnant certains dessins dans leurs publications :

Il va de soi que cette enfance pédagogique est soigneusement épurée de tout indice de violence, de toutes les scènes de bataille, d’ogres, de sorcières et de loups au sommaire de la vieille imagerie enfantine. (p.101)

La conception de l’enfance reste celle d’une étape vers autre chose, une richesse de possibilités et de devenirs envisageables : le gribouillage devient une simple étape qui précède une essence du dessin d’enfant, autour duquel se construit une mythologie. Emmanuel Pernoud compare la démarche des pédagogues au langage bébé adopté par les adultes : l’enfant va de fait reproduire ce que les adultes pensent être son langage.

Emmanuel Pernoud insiste en particulier sur l’importance des formes géométriques pures dans les conceptions des pédagogues. Il cite l’exemple des jeux de construction de Fröbel (de grands classiques encore aujourd’hui) qui reposent sur le postulat que les enfants construisent et tendent vers l’unité (on se contente donc de proposer aux enfants un jeu qui leur révèle à eux-mêmes leur nature profonde), sans prendre en compte la destruction par exemple. Dessin et gribouillage sont remplacés par des formes planes que l’enfant peut assembler pour former une figure : il faut que l’enfant soit productif, et le gribouillage n’entre pas dans ce cadre.

Emmanuel Pernoud parle d’une « esthétique enfantine contre le dessin d’enfant », et cite les propos de Picasso sur cette influence normalisatrice qui produit un certain type de dessin d’enfant :

On nous explique qu’il faut laisser la liberté aux enfants. En réalité, on leur impose de faire des dessins d’enfants. On leur apprend à en faire. On leur a même appris à faire des dessins d’enfants qui sont abstraits.

Le positionnement des artistes face au dessin d’enfant

La suite de l’ouvrage est consacrée à différents positionnements adoptés par des artistes ou des courants artistiques à l’égard du dessin d’enfant.

Contre la normalisation du dessin d’enfant, les dessins d’Alfred Jarry (autour du « bonhomme Ubu ») s’inspirent ainsi des caricatures scolaires et parodient le dessin d’enfant pour heurter le bon goût adulte, pour créer une culture régressive qui fonctionne sur le paradigme du chahut opposé par l’enfant à l’école. Jarry construit son identité d’artiste comme celle d’un enfant qui refuse de grandir et d’apprendre à dessiner contre la volonté pédagogique.veritable_portrait_de_monsieur_ubu

Le gribouillage est le dessin comme appétit inférieur, défoulement, plaisir gratuit de faire des lignes. On mesurera l’iconoclasme d’un tel parti pris à l’heure où toutes les voix s’élèvent pour réformer l’enseignement du dessin à l’école et mettre la spontanéité graphique de l’enfant au service d’un projet pédagogique. (p.126)

Emmanuel Pernoud souligne également la présence de la référence aux dessins d’enfant dans certains discours qui décrivent la ligne des nabis, une ligne en zigzag, et rapproche cela d’un intérêt des nabis pour les corps des enfants comme des corps disgracieux, jamais parfaitement harmonieux quand ils peignent des enfants.

On trouve chez Maurice Denis une valorisation de la « gaucherie » dans l’art, d’une pratique artistique qui ne serait pas filtrée par la connaissance que l’on a de l’histoire artistique d’une part, et d’un regard originel sur le monde, associé souvent indifféremment aux hommes préhistoriques, aux civilisations extra-européennes et aux enfants.

Au moment de la première exposition des fauves, on a une multiplication des références à l’enfance dans les discours critiques négatifs, qui accusent les fauves de faire des barbouillages, mais aussi dans les discours positifs qui saluent une vitalité nouvelle. En revanche, cette référence est presque absente des discours des peintres. Emmanuel Pernoud montre que la référence aux dessins d’enfant est pourtant ponctuellement mentionnée en privé par les artistes ; il fait l’hypothèse que cela va de pair avec une diffusion des ouvrages des psychologues au-delà de leur sphère de spécialité, avec des reproductions de bonne qualité et nombreuses, aussi bien de dessins scolaires que de dessins d’enfants libres.

Pour Emmanuel Pernoud, pour que les artistes puissent se réclamer directement du dessin d’enfant, il aurait fallu que soit diffusée plus largement une vision non-réductrice de l’enfant dessinateur (associé en France à un « enfantillage »), ce qui sera le cas hors de France pour Klee et Kandinsky au sein du Blaue Reiter (le Cavalier Bleu). Kandinsky valorise ainsi la nécessité intérieure de l’art, et construit par conséquent la figure de l’enfant dessinateur, lorsqu’il écrit :

Une immense force inconsciente réside dans l’enfant, qui s’exprime dans ses dessins et en fait des Å“uvres qui égalent celles des adultes (quand elles ne les dépassent pas de très loin).

Emmanuel Pernoud souligne à nouveau la sélection et les distorsions qui s’opèrent dans ce discours de valorisation du dessin d’enfant : il y a un intérêt nouveau pour la non-figuration dans le dessin d’enfant, impossible jusqu’alors, et cela conduit Kandinsky, lorsqu’il copie des dessins d’enfant, à privilégier la synthèse, les couleurs, la naïveté, les masses, plutôt que le souci du détail ou de la précision du trait dans le dessin original. On retrouve aussi finalement le mythe romantique de l’œil enfant.

La position de Klee, autre figure majeure du Blaue Reiter, est plus complexe : c’est surtout le premier à faire le catalogue de son Å“uvre en commençant par ses dessins d’enfant, en écartant tous les dessins scolaires et académiques, pour reprendre au moment où il achève ses études. Même s’il ne s’agit pas de donner à l’enfant un statut d’artiste mais de reconstituer sa genèse personnelle, le geste est très nouveau.

Emmanuel Pernoud évoque enfin deux figures majeures de la peinture moderne en France: Matisse et Picasso. Matisse se situe du côté d’une enfance perceptive, d’une naïveté du regard à retrouver, mais avec une réserve fondamentale : il faut retrouver cette perception avec sa maîtrise d’adulte, pour faire un travail conscient – si on veut une impression de spontanéité, cela suppose justement un immense travail, paradoxalement.

L’enthousiasme de Picasso pour le dessin d’enfant est beaucoup plus affiche : il y voit quelque chose de non-scolaire, qui échappe au réalisme visuel de l’enseignement académique. Il multiplie les carnets de gribouillis. Les carnets de Picasso comportent également de véritables dessins d’enfant, de première main. Picasso affirme à plusieurs reprises que ses propres dessins d’enfant étaient des dessins académiques, parce que son père est professeur de dessin : « je n’ai jamais fait de dessins d’enfant ». Il inverse par conséquent le rapport adulte / enfant : « il m’a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme eux ».

Anne GE