EDIT: A la suite du billet, vous trouverez la réponse de l’école des loisirs et ma « contre-réponse ».
Ce n’est donc pas un canular ou du second degré comme certains l’ont pensé, ni une erreur de casting puisque l’ouvrage est défendu bec et ongles, de façon très commerciale, avec passage sous silence de la problématique sexiste et, me semble-t-il un certain mépris des enfants qui « ne pourraient pas comprendre », etc…
Bref, une déception certaine ! Mais je vous laisse juge…

Voici la copie du message envoyé sur la page Facebook de l’école des loisirs.

« Chère École des Loisirs,
Je commence par vous dire que je suis usuellement fan de vos livres et publications qui représentent l’essentiel des lectures de mon fils, qui est « abonné » (à la réception d’un livre par mois) et à qui nous achetons en plus d’autres livres de cette édition.
Ayant reçu dans notre dernier envoi le catalogue, je l’ouvre avec plaisir. Un livret central attire mon attention. C’est un extrait au format réduit d’un livre « Le mystère de la vie » de Jan Paul Schutten et Floor Rieder (traduit du Neerlandais).
Ce livre prétend présenter, avec humour et illustrations le mystère de la vie depuis les premières cellules jusqu’aux gènes que nous transmettons en passant par l’évolution. Excellente idée !
Comme il y a des extraits sous forme de ce petit livret, je lis…et je n’en reviens pas…
Je vous dis ça déjà parce que je suis médecin et que j’en ai quelques notions, mais si j’étais biologiste je ferais surement des bonds en lisant les erreurs, inexactitudes et autres approximations sur la théorie de l’évolution. Mais même si j’admettais que, par souci de simplification, on ait été approximatif (ce qui en soi est difficilement pardonnable quand on prétend « éveiller de nombreuses vocations scientifiques »), en revanche j’ai plus de mal avec les préjugés sexistes…
Bon, je vous dis ça parce que je suis papa mais, même si j’étais maman, je n’aimerais vraiment pas que, plus tard, quand ils seront en âge de le lire, mes enfants lisent l’extrait suivant :
(Contexte : le chapitre s’intitule « pourquoi personne n’est parfait après toutes ces années d’évolution ?» et présente en introduction la notion de « sélection sexuelle », qui veut que dans la nature, le choix du partenaire (souvent du partenaire mâle par la femelle) selon certains critères contribue grandement à l’évolution des espèces.)
Deuxième paragraphe dont le titre est : « Pourquoi les femmes sont-elles de plus en plus belles et pas les hommes ? » (Jusque là j’ai cru que c’était de l’humour mais…extrait : )
« Chez les humains c’est différent. Les hommes choisissent souvent les plus belles femmes, alors que les femmes tiennent moins directement compte de l’apparence physique d’un homme. Elles trouvent, par exemple, plus important qu’il soit intelligent, qu’il ait un bon travail ou qu’il excelle dans un domaine ou un autre. Les jolies femmes trouvent donc plus vite un homme et ont plus vite des enfants. Parmi ceux-ci, les filles sont en général de plus en plus jolies. Les hommes n’ayant pas particulièrement besoin d’être beaux, les garçons restent à l’image de leur père, c’est à dire pas terribles…
Les femmes sont-elles plus intelligentes que les hommes parce qu’elles ne choisissent pas seulement en fonction de l’apparence physique ? Pas forcément. Les jolies personnes ont souvent un visage symétrique. (…) C’est également un signe de bonne santé. Les hommes choisissent donc les plus belles femmes afin d’avoir une descendance plus saine. Malin, non ? »
Eh bien non, pas malin, vraiment. Il y a tellement d’erreurs et d’aberrations par phrase, qu’on a pas besoin d’être militant féministe pour manquer de s’étouffer en lisant. Je pourrais m’amuser à lister les aberrations scientifiques, études à l’appui (les idioties qui sont dites ici sur les critères de choix du partenaire, la symétrie des visages, l’héritage génétique, sont absolument hallucinantes) mais je voudrais surtout que l’on note bien les messages sexistes qui passent.
Le titre du paragraphe, malgré sa forme humoristique, contient tout à fait sérieusement (la suite du paragraphe en témoigne) le présupposé que les femmes sont de plus en plus belles et pas les hommes…mais selon quels critères ?
L’évaluation subjective de la beauté se mesure et est en évolution ?….
On y apprendra que les hommes choisissent les femmes en fonction de leur beauté (sois belle et surtout tais-toi, les hommes ne regardent que le physique), et que c’est le meilleur critère de choix. Tandis que l’homme se doit d’être intelligent (ben oui, c’est pas pour les femmes l’intelligence) et qu’il ait un bon travail (sous-entendu, de l’argent ?)…
La femme doit être belle, l’homme doit être riche. Dans quel monde exactement vit-on ? C’est effrayant quand l’auteur prétend justifier ces positions rétrogrades par un contenu prétendument « scientifique » !
« Les jolies femmes trouvent donc plus vite un homme »
Tu apprendras ma fille que si tu n’es pas une « jolie femme » (selon qui ? l’illustration de la page d’en face ?), tu peux oublier les amoureux, sans parler des princes charmants, tu n’as pas les critères…
Puis vous lirez attentivement la phrase qui suit, et vous y lirez clairement que les filles ressemblent à leur mère (donc de plus en plus jolies) et les hommes à leur père (donc pas terrible…)
Non mais sérieux ? Un élève de quatrième ayant lu son cours de biologie vous dirait à quel point c’est débile !
Je ne m’étends pas plus sur l’analyse de texte, juste pour ajouter qu’une illustration sur la page d’en face représente censément les critères favorisés par la sélection sexuelle. Du côté de l’homme vous lirez entre autres : intelligence, bon métier, épaules larges, poils sur le corps pour répandre une odeur masculine (sic) (je veux bien qu’on m’explique le concept…l’auteur croit peut-être encore que l’odeur virile de transpiration après le match excite les femmes…) et du côté de la femme : lèvres charnues, poitrine généreuse, peau douce ou longues jambes…
Oui « chez les humains c’est différent », mais surtout parce que les humains ont des critères de choix de partenaires bien plus complexes, les phéromones les poussent notamment à choisir une personne au système HLA, donc à la génétique différente (bien plus qu’au physique avantageux !) pour protéger l’immunité de leurs enfants et assurer un brassage génétique (contrairement à cette espèce d’endogamie entre beaux et forts que le paragraphe laisse imaginer); les interactions sociales, les sourires et les regards, augmentent considérablement les phénomènes bio-psycho-sociaux qui nous attachent les uns aux autres, plus que le tour de poitrine ou la taille du compte en banque ; et puis faut-il le dire, il y a des femmes qui n’ont pas les critères de beauté mais trouvent quand même des hommes qui trouvent leur intelligence attirante…
Qu’une maison d’édition de cette envergure laisse passer un livre avec de tels sous-entendus à destination du jeune public me semble assez grave. L’idée de base de présenter les connaissances sous une forme provocante, iconoclaste est excellente, elle a d’ailleurs été primée aux Pays-Bas (qui ont pourtant une réputation de progressisme), elle a été appréciée par « Le monde des livres » (dont la critique, une femme d’ailleurs, a trouvé le propos sur les femmes de plus en plus belles « flatteur »)…
Mais je suis navré de dire qu’il n’y a ici ni connaissances, ni véritablement humour puisque le paragraphe présenté ne laisse pas de place à une autre interprétation, critique ou mise à distance des propos, que celle d’un déterminisme sexiste, dans lequel des hommes avec de gros bras et de gros métiers choisiront des femmes avec des gros seins et le visage symétriques pour faire des belles filles et des moches garçons.
Il y a le reste du livre à lire, sera-t-il aussi inexact et critiquable ? Dans tous les cas, ce paragraphe à lui seul justifie qu’on s’en méfie grandement.
Bref, je vous dis ça aussi parce que le reste du temps, je suis psychiatre, et tous les jours je reçois des gens (dont certains très jeunes) qui subissent la pression sociale d’entrer dans un moule, d’être physiquement et socialement un peu plus ceci et un peu moins cela, d’être assigné à ce que le cliché attend d’eux, et qui en souffrent affreusement et gâchent leur potentiel. Ce livre vient dire que les gênes les condamnent, (malgré tout un développement faussement rassurant sur le fait que ce ne sont pas toujours ceux auxquels on s’attend qui survivent…) alors que l’interaction avec l’environnement est bien plus déterminante que cela.
Je serais curieux de savoir ce qui a justifié un tel choix, s’il correspond à une ligne éditoriale, si quelqu’un a mesuré l’impact que pouvait avoir la diffusion de tels stéréotypes auprès de jeunes, probablement préados (vu le vocabulaire du livre), dans un moment de grande fragilité. C’est plutôt inquiétant.
Je souhaite sincèrement qu’aucun enfant ne lise ce livre, et que ne soient pas diffusés des aberrations, des stéréotypes sexistes et un grand nombre d’idioties qui se veulent scientifiques, dans cette collection pour laquelle j’ai par ailleurs une grande estime.
Dans l’espoir d’une réaction de votre part à ce sujet, je vous adresse donc, chère école des loisirs, mes Maximax salutations.
Philippe Aïm »14959157_10154134856490208_744437120_o
Illustration du livre. (Ecole des Loisirs)
Voici la réponse de l’école des loisirs

« Monsieur Philippe AÏM

Paris, le 16 novembre 2016

Monsieur,
Nous avons pris connaissance de votre message qui nous vaut de saluer la qualité du regard critique avec lequel vous avez lu Le Mystère de la Vie.
Nous vous remercions d’avoir pris la peine de nous communiquer les réserves que vous a inspirées la lecture des extraits de ce livre. Vos remarques portent toutefois sur deux pages (58 et 59) d’un ouvrage qui en compte 160. Elles seront cependant bien entendu transmises à l’auteur, qui ne manquera pas d’y prêter l’attention qu’elles méritent, dans la perspective de toute réédition.
Cet album n’a aucune prétention à l’enseignement scolaire ou universitaire. Il n’est ni un livre de classe ni un traité de biologie, mais un vrai livre, littéraire, par lequel un auteur s’applique à présenter de manière personnelle l’émergence et le développement de la vie tels que les avancées scientifiques nous les font aujourd’hui appréhender. Cela l’incite à s’adresser à son public en des termes que celui-ci pourra comprendre.
L’objectif qui s’impose pareillement à l’éditeur de livres pour la jeunesse est d’abord de favoriser la lecture. Y réussirait-il en publiant pour les enfants un album qui leur raconterait, comme vous l’écrivez, qu’« entre hommes et femmes le choix d’un partenaire est rendu complexe par des phéromones qui incitent à choisir une personne au système HLA donc à la génétique différente pour assurer un brassage dans un domaine où les interactions sociales augmentent les phénomènes bio-psycho-sociaux qui nous attachent les uns aux autres » ?
Jan Paul Schutten ambitionne d’être lu par des pré-adolescents dont les capacités d’assimilation exigent des ellipses, des simplifications et surtout un ton parfois un peu « décalé », voire humoristique, qui offense sans doute le respect dû à la science, mais lui permet de remplir une mission capitale : éveiller et retenir l’attention. C’est pour cette raison que son ouvrage a déjà été reconnu et primé en Allemagne et aux Pays-Bas.
En vous remerciant de vos suggestions, nous vous prions de croire, Monsieur, à notre meilleure considération.

La direction éditoriale »

Et voici ma « contre-réponse »

 

« Bonjour et merci d’avoir pris le temps de me répondre,

Quelques points et précisions sur votre réponse:

1. « c’est un vrai livre, littéraire »:
a. content d’apprendre que les autres sont des faux livres
b. il est faux de le présenter ainsi, ce n’est pas une oeuvre uniquement littéraire et intéressante pour sa prose, le livre est présenté comme un documentaire dans un style décalé.
c. content d’apprendre qu’il suffit qu’un livre soit « littéraire » pour qu’on puisse y écrire n’importe quoi

2. « tels que les avancées scientifiques nous les font aujourd’hui appréhender »
Non, pas du tout. Je pourrais m’étendre sur les autres pages, mais non, ce livre n’est pas conforme aux avancées scientifiques et particulièrement sur les points soulevés.

3. « sur un livre qui en compte 160 (pages) »
c’est vous qui choisissez les 14 pages d’extraits, censés être représentatifs non? S’ils ne le sont pas, il faut revoir votre copie. Si les extraits donnent un message contradictoire de l’ensemble, il faut s’interroger sur la compétence de ceux qui écrivent le catalogue.

4. « favoriser la lecture (…)Y réussirait-il en publiant comme vous l’écrivez »
Comme je l’écris? mais je m’adresse à vous, des adultes pouvant comprendre !
Le travail de l’auteur est de rendre ces notions accessibles, pas fausses ni sexistes ! Le travail de l’éditeur est de rendre accessibles des données à des enfants par des auteurs qui savent écrire.
Mon style n’est pas assez littéraire pour vous peut-être, mais allez, je me lance, j’aurais très bien pu dire à des pré-ados, avec un niveau de vocabulaire identique au livre:
« Chez les humains, c’est bien plus compliqué! Nous ne nous choisissons pas sur des critères uniquement physiques ou de performance. Nous ne sommes pas attirés uniquement par quelqu’un qui nous semble beau ou a des aptitudes spéciales (contrairement aux paons du chapitre suivant). La nature nous a équipé de systèmes qui nous permettent de nous brasser, de nous mélanger, d’être naturellement attirés par des gens qui ne nous ressemblent pas, car le brassage des gènes nous donne une plus grande résistances aux maladies ! Malin non?
De plus, si les animaux cherchent le meilleur partenaire en vue de la reproduction, concernant les humains, notre cerveau s’est développé au point que nous pouvons aussi choisir notre partenaire en fonction de ses goûts, de ses affinités, des idées que nous partageons. Bref, pas seulement pour nous reproduire mais pour être ensemble ! Dans les pays libres, le choix peut marcher dans les deux sens (les femelles et les mâles peuvent se choisir mutuellement !) Et nous choisissons un partenaire parce que nous voulons nous en rapprocher, l’aimer et partager. »

5. « qui offense le respect du à la science »: m’avez-vous lu? Je dis en tout début de mon billet que je peux comprendre qu’on simplifie au risque d’inexactitudes concernant la théorie, la science n’est pas un tel Dieu qu’il faille parler d’offense…
Mais que ce qui m’embête (et le seul point sur lequel j’insiste) ce sont les clichés sexistes. Et là dessus, silence radio. En ce sens, votre réponse est une non-réponse.

Oui ce n’est pas tout le long du livre mais cet extrait est problématique et justifie le commentaire. (Si vous voulez les inexactitudes scientifiques, je crois que d’autres blogueurs s’en sont partiellement chargés…)
Le prix aux pays-bas n’excuse rien. Il y a un choix éditorial et un choix de catalogue qui me semble bien dommage. Et dommageable pour vous si vous vous payez un « bad buzz ».

6 Dernier point plus personnel et plus important pour moi: j’aime l’école des loisirs, vous savez pourquoi?
Notamment pour son idée de départ, son « mythe fondateur ». L’idée qu’il y a de la place pour sortir de la question uniquement de l’apprentissage, du didactique, du « moule » dans les livres pour la jeunesse. Il y a de la place dans les livres pour enfant pour l’émotion, le divertissement, voire le « politiquement incorrect ». L’école des loisirs c’est laisser nos enfants lire Ponti et la folie douce de ses ouvrages, c’est les laisser être des Maximonstres, c’est sortir des sentiers battus, être plus libre et s’affranchir un peu par la créativité.

Alors quand on sort de tels vieux clichés, même sous des couverts d’humour et de décalage, on est dans l’opposé total en vérité. L’apparence de décalage ne suffit pas. Les liens peu clairs à la religion dans le livre, les inexactitudes sur les sciences (qui auraient pu être corrigées même dans un langage simple…si, si…), et surtout le bon vieux le sexisme « à l’ancienne » me semblent au contraire être bien régressifs et enfermants.
Je n’aurai pas été aussi touché venant d’une autre édition.

Vous savez, je souhaite parfois que nos enfants soient des enfants « école des loisirs », c’est à dire aimés parce qu’ils sont aussi des maximonstres atypiques, qui misent sur leur humour et leur créativité plus que sur leurs gros seins ou leurs portefeuilles pour séduire. Ce livre ne les y aidera pas et je le regrette.

Je vous remercie d’avoir pris le temps de me lire.
Je constate à vos réponses qu’il n’y aura aucune remise en cause. Je le regrette, surtout si cette absence de remise en cause provient d’un souci commercial (gros tirage, livre mis en valeur par la reliure, par sa place dans le catalogue etc.). Je ne m’attends hélas plus à grand-chose mais je tenais à préciser ces points. Il va être difficile de convaincre des lecteurs avertis et parents impliqués avec ce genre de réponse de pure forme.
J’attends de voir aussi les réponses que vous ferez aux autres personnes qui vous ont interpellées, notamment Lucie Cauwe qui a fait une revue plus exhaustive que la mienne.
En espérant qu’il s’agisse bien (même si on peut supposer que vous ne souhaitiez pas le dire publiquement) d’une erreur de casting et de parcours, je conserve pour le moment notre abonnement à votre édition, et je vous adresses mes sincères salutations.

Philippe Aïm