Note: Cet article a également été publié sur mon site personnel, La pensée buissonnière.

Récemment, le travail sur mon livre m’a conduit à m’intéresser à la question du jeu, des jeux, et à l’activité de jouer, chez les enfants (mais pas uniquement). Ces trois derniers jours ont donc été consacrés à la lecture de deux ouvrages que je ne connaissais pas encore et dont je ne m’attendais pas à ce qu’ils se recoupent de quelque façon que soit, du moins au delà de leur thématique générale. Le temps me manque pour vous en faire une recension complète, je me contenterai donc de vous faire croquer un petit bout de pomme (de la connaissance of course!) en évoquant brièvement la problématique commune de ces deux textes.

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Petite présentation express

Le premier bouquin date de 1958 et est l’oeuvre de l’écrivain et sociologue Roger Caillois donc l’objectif général est de questionner la possibilité de fonder une sociologie, c’est à dire une analyse des sociétés, sur la base des jeux qui y ont cours. Quant au second, il a été publié en 1971 sous la plume du célèbre pédiatre et psychothérapeute/psychiatre/psychanalyste Donald Winnicott. Son but est de revenir sur son célèbre « objet transitionnel » qu’il estime relativement mal compris (car réduit à l’objet matériel en lui-même plutôt que compris pour sa fonction) pour élargir son propos à tout ce qu’il appelle les « phénomènes transitionnels » et qui constitue pour chaque individu enfant ou adulte, un espace intermédiaire à mi-chemin entre la vie psychique intérieure et la réalité extérieure partagée, essentielle à notre développement et notre équilibre psychologique et qui recoupe des expériences aussi diverses que le jeu libre de l’enfant mais aussi la création artistique, le sentiment amoureux ou religieux.

Leur point commun? Il manque des mots pour dire le jeu*.

Jouer au papa et à la maman, à la toupie, aux échecs, au poker, jouer du piano, jouer la comédie, jouer à la balançoire, à la bagarre, comment un seul mot pourrait-il suffire à recouvrir une réalité aussi vaste?!  se demande Roger Caillois:

Ce sont des données si hétérogènes qui sont chaque fois étudiées sous le nom de jeux; qu’on est porté à présumer que le mot jeu est peut être un simple leurre qui, par sa généralité trompeuse, entretient des illusions tenaces sur la parenté supposée de conduites disparates. p. 311

Winnicott a moins de problèmes car sa langue maternelle n’est pas le français. Au lieu d’un seul mot, il en dispose déjà de deux: le game et le play. La différence entre les deux tient essentiellement en la présence (game) ou l’absence (play) de règles établies. Ainsi les échecs est un game, là où le piano est un play. A cela s’ajoute la possibilité qu’offre l’anglais de transformer les verbes en noms (c’est à dire de les substantiver), Winnicott utilise donc alors cette ressource en usant du substantif playing qui désigne l’action de jouer. Autant de détails que je ne sors pas de mon chapeau mais des lamentations de son traducteur, offertes en guise de préface.

Surmonter l’obstacle

Pour ce faire, Roger Caillois propose une solution assez radicale qui est celle d’aller piocher dans les autres langues autant de possibilité de définir plusieurs catégories de jeux.

Il emploie au grec ancien la notion d’âgon pour désigner spécifiquement les jeux basés sur la compétition et le dépassement de soi.

Il emprunte au latin l’aleaqui désignait à l’origine un jeu de dés, pour regrouper tous les jeux de hasard, où les joueurs abandonnent toute forme de volonté au sort.

Il utilise la mimicry de l’anglais qui signifie « mimétisme » pour désigner les jeux de simulacre, où on fait « comme si ».

Enfin, l’ilinx, nom grec du tourbillon d’eau, est utilisé pour regrouper les jeux basés sur l’ivresse d’un vertige, physique ou psychologique.

Parallèlement à ces quatre catégories de jeu, il propose une description des manières de jouer, sous forme d’axe, qui a une extrémité trouve la paida (mot grec pour parler des enfants) et désigne le jeu libre et spontané, instinct de jeu plutôt qu’activité ; et à l’autre le ludus (dérivé du latin) qui est une formalisation de la paida au sein d’un jeu plus réglé où la prouesse (physique ou cognitive) est recherchée mais sans désir de compétition.

Reste que malgré ces quatre catégories de jeux (que Roger Caillois se plait ensuite à hybrider deux à deux!) et ce continuum de façon de jouer comprises entre la paida et le ludus, nous sommes encore bien loin d’embrasser la diversité des expériences ludiques (transitionnelles dirait Winnicott). Pour nous étourdir encore davantage Roger Caillois emprunte au concept chinois de wan qui propose une autre destinée que le ludus pour la paida: au lieu de discipliner et de réglementer la joyeuse énergie de l’instinct de jeu, le wan consacrerait à l’âge adulte le droit à la méditation rêveuse, il serait selon certains traducteurs:

l’action de caresser indéfiniment un morceau de jade pour le polir, pour éprouver sa douceur ou pour accompagner une rêverie […] les occupations semi-machinales qui laissent l’esprit distrait et vagabond p. 88

A titre personnel, toutes ces descriptions me renvoient à des sensations enfantines que ma mémoire a presque totalement effacée, de sortes de fulgurances insensées, comme un ardent désir de croquer les couleurs d’un tableau, ou l’obsession pour certaines activités de classification, aussi vaines que délectables, où mon voisinage pouvait se retrouver ordonné tantôt selon l’odeur de son parfum, tantôt selon sa ressemblance supposée avec un bestiaire des plus étonnants.

Et vous, que vous reste-t-il des sensations ludiques de votre enfance?

Crédits photo John Bastoen Flickr licence CC

*Je remercie par avance les lacaniens de s’abstenir de tout je-de-maux sur le sujet.