Je dois reconnaître que j’ai été sceptique quand les éditions du Pommier m’ont fait parvenir pour la Bibli des VI, le dernier livre d’Olivier Houdé Apprendre à résister où celui-ci explique sous forme de manifeste sa théorie innovante de modélisation de l’apprentissage chez l’enfant: en fan absolue de ces scientifiques américains vulgarisateurs hors pair tels que Alison Gopnik, Daniel Kahneman, John Médina (et bien d’autres!), je craignais de trouver un texte austère et jargonnant comme tant d’éminents scientifiques français se plaisent à produire. Bien au contraire, Olivier Houdé réussit la prouesse de vulgariser sa théorie sans tomber dans l’écueil du simpliste infantilisant, ni dans celui l’élitisme excluant, tout en l’inscrivant dans une perspective de changement en permettant aux enseignants comme aux parents de s’en saisir afin de transformer au quotidien la vision qu’ils portent sur l’apprentissage de l’enfant qu’ils accompagnent.

résister

A titre personnel, me permet aussi de débroussailler une question qui me taraude depuis mon adolescence… A l’époque, un documentaire sur Einstein venais tout juste de m’apprendre la relativité du temps. J’avais tiré de cette théorie complexe une règle simple: plus on va vite, plus le temps se dilate. Cette simple assertion ne tarda pas à faire de ma vie un véritable enfer! Chacun de mes déplacements devenait dès lors un véritable casse-tête: me déplacerais-je dans le sens de rotation de la terre (ou l’inverse)? Ma vitesse globale s’accroîtrait donc par mon déplacement (ou non)? Quid de la vitesse de rotation du système solaire? De la galaxie? Était-il bien raisonnable de faire ce trajet en avion (ou vaudrait-il mieux rester au fond de mon lit)? Assez rapidement (et devant l’ampleur des dégâts), je me suis demandée: COMMENT Einstein avait-il pu SURVIVRE à sa théorie? Avait-il constamment présent à l’esprit cette profonde modification du regard porté sur le monde qu’elle impliquait? Ou au contraire, lorsqu’il éteignait son réveil le matin, se laissait-il à nouveau bercer par la douce illusion que les chiffres qu’il indiquait étaient d’une certitude absolue et universelle? Par ce remue-méninges (qui frisait l’angoisse existentielle), je me demandais en fait: quelle place y avait-il dans l’esprit adulte pour les connaissances naïves (celles qu’on tire de notre expérience quotidienne, comme l’universalité du temps) par rapport aux connaissances scientifiques (celles qu’on apprend à l’école, entre autres…)? « Apprendre » signifiait-il « rayer » mentalement les connaissances antérieures pour les remplacer par d’autres plus performantes? Et si oui, devais-je craindre l’existence d’un paradis perdu de l’ignorance (somme toute bien rassurant et confortable)?


Apprendre, ce n’est pas ce qu’on croit

En France (et ailleurs aussi) le « dieu » de l’apprentissage chez l’enfant s’appelle Jean Piaget, célèbre (entre autres) pour sa théorie décrivant la construction de l’intelligence chez l’enfant en « stades de développement »:

La conception de l’intelligence de l’enfant selon Piaget était linéaire et cumulative, car systématiquement liée, stade après stade, à l’idée d’acquisition et de progrès. C’est ce qu’on peut appeler le « modèle de l’escalier », chaque marche correspondant à un grand progrès, à un stade bien défini – ou mode unique (structure) de pensée – dans la genèse de l’intelligence dite « logico-mathématique »: de l’intelligence sensori-motrice […] à l’intelligence conceptuelle p.76-77

A la base de cette théorie par « stades de développement », une série d’expériences historiques au cours desquelles l’échec était majoritairement constaté chez des enfants d’un age donné puis la réussite majoritairement constatée quelques mois/années plus tard validant ainsi l’hypothèse d’un « passage » à un autre stade, comme le franchissement d’une marche d’escalier. A chaque stade de développement correspondait la construction d’un pan majeur de l’intelligence, mise en évidence par les expériences, Piaget en identifie quatre principaux: le concept d’objet (organiser la perception globale pour en tirer des éléments discrets: les objets, qui existent même en dehors des moments où on ne les voit pas), le concept de nombre (dénombrer, comparer des quantités), le concept de catégorie (regrouper des objets selon des catégories et comprendre quelle catégorie est inclue dans laquelle), et le concept de raisonnement logique (comprendre comment tirer une conclusion valide à partir d’informations données).

Ce qu’Olivier Houdé nous dit dans son livre, c’est que si les expériences historiques de Piaget sont pertinentes pour étudier l’intelligence, il se peut que ses résultats (échec ou réussite de l’enfant) aient été mal interprétés.


Relire les résultats des expériences historiques de Piaget

Les expériences de Piaget ont toutes pour caractéristique de placer les enfants dans une situation de conflit cognitif. Par exemple, pour réussir l’expérience relative à la construction de la notion de nombre, il ne s’agit pas simplement pour l’enfant de dire combien il y a de jetons sur une table (parce qu’il pourrait très bien alors réciter mécaniquement la « comptine numérique » sans pour autant lui attribuer un sens réel) mais il doit pouvoir successivement dire, dans les deux situations, ci-dessous si les deux lignes contiennent (ou non) autant de jetons.

nombrepiaget

Les résultats de Piaget (maintes fois réitérés depuis) montrent qu’à partir de 4-5 ans, l’enfant est capable de dire qu’il y autant de jetons sur les deux lignes de la situation de gauche mais qu’il faut attendre 6-7 ans pour qu’il soit capable de dire qu’il y a également autant de jetons sur les deux lignes de la situation de droite. Traditionnellement, ceci conduisait à la conclusion qu’un enfant de moins de 6-7 ans n’avait pas acquis la « conservation du nombre » (un des aspects de la notion de nombre).

Olivier Houdé ne partage pas cette conclusion: pour lui, cette expérience montre surtout que l’enfant de moins de 6-7 ans n’est pas capable de résister (cognitivement parlant) à la tentation de répondre spontanément grâce à un réflexe cognitif (appelé « heuristique), bien pratique dans la vie quotidienne qui dit « longueur = nombre ». Et il le prouve, expérience à la clé!

Dans son protocole expérimental, plus question d’analyser les réponses de l’enfant: ce qui compte désormais, c’est la mesure précise du temps de réponse de l’enfant (de l’ordre de la milliseconde!!).

L’idée a été: 1) de faire résoudre à l’enfant une tache de type Piaget (où, par hypothèse, il doit inhiber la stratégie « longueur = nombre »); 2) de lui présenter juste après, une situation où longueur et nombre covarient [ndlr: c’est à dire une situation où on peut appliquer efficacement longueur = nombre]. L’enfant devait dès lors activer en 2 la stratégie qu’il venait d’inhiber en 1. Les résultats indiquent que, dans ce dernier cas, l’enfant d’école élémentaire met un peu plus de temps pour répondre (environ 150 ms) que dans une situation contrôle où il n’a pas du résoudre d’abord la tache de type Piaget. Ce petit décalage […] est la démonstration expérimentale du fait que l’enfant a bien du inhiber, bloquer, la stratégie « longueur = nombre » pour réussir la tache de Piaget. p.48-49


 

Nous sommes (au moins) trois dans notre cerveau!

Depuis les travaux du Prix Nobel d’économie Daniel Kahneman, nous savons que le cerveau humain a en permanence le choix entre deux modes de pensée très différents: le premier, extrêmement rapide, intuitif et involontaire basé sur des « heuristiques » (c’est à dire des réflexes, des associations, des simplifications qui marchent souvent, mais pas toujours); et un second, beaucoup plus lent, pas du tout intuitif, qui vérifie, calcule, et convoque les connaissances antérieurement acquises. Pour décider qui fera quoi dans quelle situation, il y aurait au milieu une instance de contrôle, celle-là même qui ne serait pas encore mature chez le jeune enfant.

A l’age adulte, il est toujours question de se débattre avec ces trois entités cérébrales, si vous n’en êtes pas convaincu, voici une petite énigme que j’ai trouvé sur le net:

Un escargot est au fond d’un puits de 10 mètres.
Chaque matin il monte de 3 mètres et chaque nuit il descend de 2 mètres.
Combien de jours lui faudra-t-il pour sortir de ce puits?

Vous avez envie de dire 10 n’est-ce pas? Vous avez même très très envie de le dire! Même si vous vous doutez que ce n’est pas la bonne réponse parce que ce serait trop simple… Vous êtes donc en train de résister cognitivement face aux supplications de votre système 1 toujours très enthousiaste et à la flemmardise de votre système 2 qui n’aime pas qu’on le dérange pour rien!!

Au passage, tout ceci m’apporte donc aussi un début de commencement de réponse à ma question sur Einstein et la survivance des théories naïves après instruction. A moins que le système de résistance de son cerveau génial soit si performant qu’il le condamne à inhiber définitivement et continuellement son système 1…?


Apprendre à résister, une nouvelle compétence pour le citoyen?

Olivier Houdé a testé plusieurs hypothèses pour aider les enfants à mieux réussir les taches nécessitant de « résister ». Il a montré en particulier qu’il était efficace d’alerter les enfants sur le risque d’erreur et la nature du piège que constituent les heuristiques. Un élément de plus en faveur d’un enseignement qui aiderait les enfants à mieux comprendre leurs mécanismes cognitifs…

Olivier Houdé a aussi réfléchi à la façon de rendre sa théorie accessible et utile pour les enseignants. Il témoigne dans son livre de la mise en oeuvre de formations à destination des enseignants et de la façon dont ceux-ci rapportent les évolutions que cette nouvelle façon de modéliser l’apprentissage leur apporte dans leur quotidien.

Mais la question de l’apprentissage de la résistance cognitive est aussi une question de société, Olivier Houdé plaide en faveur d’une approche qui instaurerait

dès l’école, une (ou des) pédagogie(s) de la résistance cognitive qui permette (nt) à notre cerveau, face à la multitude croissante des informations, sur écrans (monde numérique) ou ailleurs, de parvenir à les trier, à les organiser et à les analyser… tout en déjouant les pièges! […]la puissance et la déraison du cerveau humain sont telles que l’enjeu dépasse largement celui de l’école, des entreprises et des démocraties (plus ou moins crédules) d’aujourd’hui. p.83

Pour changer le monde, si nous entrions en résistance?

 

Mme Déjantée