Voici (à quelques détails près de mon cru) le titre d’une récente tribune parue dans le journal Libération, dans lequel son auteur entend dénoncer un type de préjugé fort répandu (quoique la majorité d’entre nous s’en défende) et qui selon lui participe activement à la reproduction des inégalités scolaires:

Dans le fond de l’air, la question de l’effort revient comme un leitmotiv, sous-entendant que les enfants de maintenant seraient moins méritants qu’avant. Alors, si l’échec est d’abord ce manque d’effort déployé par un individu, posons la question : «Les enfants de pauvres sont-ils fainéants ?». Si oui, alors ils n’ont que ce qu’ils méritent. Sinon, il est scandaleux et injuste qu’ils soient les premières victimes de la production d’échec scolaire massif de notre système éducatif.

Les inégalités générées par le système éducatif français ne sont un mystère pour personne comme le pointent tous les trois ans et depuis plus d’une décennie les enquêtes PISA. La dernière édition en particulier montre des résultats édifiants (c’est moi qui souligne):

En France, la corrélation entre le milieu socio-économique et la performance est bien plus marquée que dans la plupart des autres pays de l’OCDE ; le niveau de performance en mathématiques y reste toutefois dans la moyenne des pays de l’OCDE. L’augmentation d’une unité de l’indice PISA de statut économique, social et culturel entraîne une augmentation du score en mathématiques de 39 points, en moyenne, dans les pays de l’OCDE, et de 57 points en France, soit l’augmentation la plus marquée de tous les pays de l’OCDE.
Le système d’éducation français est plus inégalitaire en 2012 qu’il ne l’était 9 ans auparavant et les inégalités sociales se sont surtout aggravées entre 2003 et 2006 (43 points en 2003 contre 55 en 2006 et 57 points en 2012). En France, lorsque l’on appartient à un milieu défavorisé, on a clairement aujourd’hui moins de chances de réussir qu’en 2003.
Les élèves issus de l’immigration sont au moins deux fois plus susceptibles de compter parmi les élèves en difficulté. La proportion d’élèves issus de l’immigration se situant sous le niveau 2 en mathématiques lors du cycle PISA 2012 ne dépasse pas 16 % en Australie et au Canada, mais atteint 43 % en France et globalement plus de 40 % uniquement en Autriche, en Finlande, en Italie, au Mexique, au Portugal, en Espagne et en Suède. Même après contrôle du milieu socio-économique, en France, les élèves issus de l’immigration accusent des scores inférieurs de 37 points à ceux des élèves autochtones, soit presque l’équivalent d’une année d’études (contre 21 points, en moyenne, dans les pays de l’OCDE).
En France, les élèves issus d’un milieu socio-économique défavorisé n’obtiennent pas seulement des résultats nettement inférieurs, ils sont aussi moins impliqués, attachés à leur école, persévérants, et beaucoup plus anxieux par rapport à la moyenne des pays de l’OCDE.

Source

Depuis Bourdieu, on le sait: l’école telle qu’elle existe aujourd’hui en France valorise et reproduit l’élite sociale pré-existante. Essentiellement parce que le système de sélection scolaire repose sur les valeurs de la classe dominante (en d’autres termes: la partie aisée financièrement et/ou éduquée culturellement de la société), considérées comme « naturellement » meilleures. Ce présupposé, en large partie inconscient, favorise ainsi les enfants qui apprennent à reconnaître ces valeurs dès la naissance dans le cadre familial et défavorise ceux qui ne naissent pas dans un tel contexte.

Pour une illustration concrète, je ne saurais que trop vous conseiller le visionnage de cette excellente vidéo de Franck Lepage sur le sujet. En particulier, à partir de la 32ème minute 35 secondes…

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=ACxRSSkYR_k]

Petite transcription rapide pour les flemmard-e-s et les pressé-e-s:

Une riche est en train de promener son riche dans une poussette. Passe un chien qui court après un chat. Que dis la riche? 

– « Ahh Jean-Thibault, regardez! regardez! Un Golden retriever qui court après un siamois silk point! Je crois même que c’est un rex cornish! Oooooh c’est le même que chez mamie Béatrice » […]

La pauvre, elle est en train de promener son pauvre dans une poussette de pauvre. Un chien court après un chat. Que dis la pauvre?

– « Ahh Kevin! Regarde!! Oh un Ouhouh qui court après un Mimi! Oh pourquoi il court après le Mimi le Ouhouh? Il est pas mimi le Ouhouh! »

Le gosse arrive à l’école. La maîtresse pose une image de chien devant Jean-Thibault et demande: « Qu’est-ce que c’est? »

Le riche répond: « C’est un golden retriever » et la maîtresse de s’exclamer « Mais oui!! Mais oui!!! Mais Jean-Tibault c’est très très bien!!! » La maîtresse est contente.

Elle pose une image de chien devant le pauvre: « C’est quoi? »

Le pauvre répond: « Ouhouh! »

La maîtresse: « Non, c’est un chien! C’est un chien, répète après moi. Tu vois tu es en train de confondre le sujet avec l’action. « Ouhouh » c’est ce qu’il fait pas ce qu’il est! Allez fais un effort! »

Je vous vois venir… je suis sûre que êtes à deux doigts de ranger ces quelques lignes ci-dessus dans la catégorie « racisme anti-pauvre », et que tout cela est bien caricatural.

Sauf que… le problème est-il de dire que nous ne sommes pas tous égaux devant le langage? Et qu’être né dans un milieu culturellement favorisé permet aux enfants d’arriver dès la première année d’école avec un bagage que les enfants nés dans les milieux défavorisés mettront des années à rattraper (et souvent, grâce à d’autres mécanismes de sape, n’y parviendront jamais)? Ou le problème est-il justement de faire comme si tout ceci n’existait pas? Comme si l’égalité des chances n’était en réalité pas qu’une sombre institutionnalisation des inégalités? Comme si l’apartheid scolaire était une chimère, un truc de gauchiste post-soixantehuitard?

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Face à ces questions, plusieurs types de réactions sont généralement observées… il y a ceux qui disent:

« Puisque les inégalités sont constatées dès le plus jeune âge, il faut œuvrer pour que l’enfant entre le plus rapidement possible dans une structure éducative collective » c’est par exemple le cas de ceux qui cherchent à démontrer l’efficacité de la scolarisation dès deux ans. Concrètement cela veut dire: permettre aux enfants d’acquérir plus tôt les codes et les valeurs qui leur permettront de réussir à l’école… c’est déjà ça vous me direz… Mais à quel moment est-il prévu de questionner l’hégémonie de ces codes et de ces valeurs? A quel moment est-il question de questionner ne serait-ce que leur utilité dans le monde du travail, ou simplement leurs bénéfices sur la construction de l’estime de soi, la créativité ou l’épanouissement des enfants?

Mais il y aussi ceux qui disent…

« Puisque les inégalités sont constatées dès le plus jeune âge, c’est que l’école n’y est pour rien!! » (ouf génial, on va pouvoir ne rien faire) c’est un peu (un peu seulement car leur préconisation n’est heureusement pas l’inaction!) le parti pris de cet article qui considère avant tout qu’on accuse à tort l’école de générer des inégalités là où elle ne fait qu’accueillir et gérer des inégalités sociales préexistantes. Si ces affirmations ne sont pas entièrement fausses (évidemment que les inégalités vivent et se forgent aussi à l’extérieur de l’école!) le problème de cette modélisation est à mon avis qu’elle occulte assez largement les effets à long terme des inégalités scolaires: les enfants d’hier, malmenés par l’école sont devenus les parents qu’on pointe du doigt parce qu’ils ne sont pas en mesure de transmettre aux enfants ces mêmes normes scolaires considérées comme facteur de réussite.

La conclusion de cela mène alors naturellement au dernier stéréotype répandu…

En fait, TOUT est la faute des parents !! Ben oui, ces parents démissionnaires qui ne s’impliquent pas dans la scolarité de leurs enfants (comprenez = qui ne valorisent pas autant que souhaité la norme scolaire telle qu’elle existe)! Cette dérive relativement récente, qui oriente aujourd’hui assez largement les politiques de soutien à la parentalité a bien été décrite par Gérard Neyrand dans son ouvrage Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité (c’est moi qui souligne).

Les parents se trouvent donc non seulement reconnus mais désignés comme porteurs d’une responsabilité fondatrice dans la socialisation de leurs enfants. Ils sont ainsi placés en position de devoir répondre de ceux-ci devant la société, non seulement comme jusqu’alors sur le plan civil mais de plus en plus sur le plan pénal s’il est établi qu’ils n’ont pas rempli leur fonction présumée, quelles que soient par ailleurs leurs condition de vie ! Cette attente excessive à l’égard de capacités parentales décontextualisées va être renforcée sous l’influence de l’évolution économique néolibérale des fonctionnements sociaux, qui s’est étendue jusqu’à investir les domaines de l’éducatif, du sanitaire et du social. p.31

A noter également, l’intéressant travail des Universités Populaires de Parents qui invite à réfléchir sur la notion de parent « démissionnaire » en faisant l’hypothèse que ces parents « démissionnaires » seraient peut être simplement ceux que l’institution aurait « démissionnés ».

Or, les parents sont souvent trop peu associés et consultés par les professionnels qui s’occupent de l’enfant. En partie, les parents dits « démissionnaires » sont ceux qui sont « démissionnés » par les institutions, c’est-à-dire auxquels on n’offre pas une place au sein de l’institution, ou qui ne la trouvent pas, pour des raisons de distances de codes, de cultures... p.9

Je terminerai cet article par un petit extrait d’une bande dessinée (d’un manga même!) que mes enfants ont eu le bon goût de me faire découvrir…Il s’agit d’une série en plusieurs tomes qui s’intitule « Une sacrée mamie » dont voici le résumé

1958, Hiroshima. A cette époque au Japon, il est difficile pour une jeune femme d’élever seule ses deux fils. Acculée, Hikedo décide un jour de confier son plus jeune garçon, Akishiro, à sa mère qui vit à la campagne. Arrivé chez sa grand-mère, une vie complètement nouvelle va commencer pour Akishiro. Pas facile de quitter la ville pour la campagne quand on n’y est pas préparé! Mais le petit garçon va vite s’habituer à sa nouvelle vie au grand air. Suivant l’exemple de sa super mamie débrouillard, il apprend à s’adapter à toutes les situations.

Ce que ne dit pas le résumé c’est qu’il s’agit d’une adaptation d’un roman autobiographique. Ce que ne dit pas non plus le résumé c’est que la grand-mère débrouillarde en question vit dans le plus complet dénuement (cliquez sur l’image pour agrandir, et n’oubliez pas de lire de droite à gauche).

wp_20141002_14_25_20_proLe rapport avec mon propos ?

C’est la réaction du maître d’école face à tout ça… Celui-là même qui ne fait pas une remarque alors que le petit héros n’a pas le début du commencement d’un crayon de couleur, qui lorsque sa mère ne peut pas venir à l’exposition de dessin de la classe (un petit événement!) console l’enfant plutôt que de traiter sa mère de démissionnaire, qui se débrouille en douce pour qu’il puisse prendre du rab à la cantine lorsqu’il sait qu’il n’a pas eu assez à manger…

Alors oui, bien sûr, les temps ont changé! La pauvreté d’aujourd’hui ne ressemble pas à celle du Japon de l’après guerre. Et je connais aussi des dizaines d’instits qui, à leur façon, agissent similairement (je suis bien placée pour vous en parler étant parent d’élève dans une école où le Réseau Education Sans Frontières est particulièrement actif) mais j’en connais aussi quantité d’autres qui classent bien vite un parent dans la catégorie des « démissionnaires » à cause d’un cahier de liaison non signé (sans même se demander s’il sait seulement lire!), qui refusent des accès aux cantines aux enfants dont les parents sont en recherche d’emploi, ou encore qui oublient trop facilement comme il est plus simple de connaître ses lettres en fin de maternelle quand on est issu d’un milieu où les livres sont partout que lorsque les seuls qu’on croise sont à l’école.

Alors oui, il serait peut être temps que nous acceptions de regarder nos privilèges en face et que nous réfléchissions à une vraie façon de construire une plus juste équité.

Mme Déjantée