Si nous sommes des Hommes…

Quand j’étais enfant, tous les mercredis matins, ma mère m’accompagnait au catéchisme. J’y étais bonne élève, et y composait de somptueux textes dégoulinant de ferveur qui faisaient l’admiration des adultes et me remplissaient de culpabilité tant je n’en pensais pas le quart. Un jour, on m’y raconta l’histoire de l’appel de l’ Abbé pierre, pendant l’hiver 1954. Voici ce qu’il disait:

 « Mes amis, au secours… Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée… Chaque nuit, ils sont plus de 2 000 recroquevillés sous le gel, sans toit, sans pain, plus d’un presque nu. Devant l’horreur, les cités d’urgence, ce n’est même plus assez urgent !
Écoutez-moi : en trois heures, deux premiers centres de dépannage viennent de se créer : l’un sous la tente au pied du Panthéon, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève ; l’autre à Courbevoie. Ils regorgent déjà, il faut en ouvrir partout. Il faut que ce soir même, dans toutes les villes de France, dans chaque quartier de Paris, des pancartes s’accrochent sous une lumière dans la nuit, à la porte de lieux où il y ait couvertures, paille, soupe, et où l’on lise sous ce titre Centre fraternel de dépannage, ces simples mots : « Toi qui souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir, ici on t’aime ».

Ce jour là et jusque tard dans la nuit, de grosses larmes ont roulé sur mes joues. Et puis je me suis rassurée comme j’ai pu: 1954, c’était de la quasi-préhistoire! Sous le chaud soleil de Tunisie, une femme rieuse au ventre rond abritait tout juste celle qui deviendrait ma mère. Le monde a changé, les hommes ont changé, à n’en point douter.

Voici que ce matin, nous avons reçu ce mot de l’école de nos enfants:

Sans abri

Je ne me remets pas de cette nouvelle et je ne sais par quels mots vous dire mon indignation, ma peine et ma honte.

Indignation de penser qu’on sait envoyer des robots sur Mars, communiquer d’un bout à l’autre de la planète en un instant, éradiquer des maladies multi-millénaires, et qu’on est toujours pas foutu de s’assurer que tout le monde dorme au chaud et mange à sa faim.

Peine en pensant à ces humains, pères, mères (ou pas). Que puis-je savoir, petite nantie que je suis, de leur quotidien, de leurs craintes, de leurs espoirs? Que puis-je savoir de l’angoisse de voir le jour décroître, le froid devenir mortel, sans savoir où faire dormir sa famille? De l’abîme de souffrance de lire le désespoir dans les yeux muets de son conjoint, de ses enfants?  De la honte de devoir sans cesse quémander, s’excuser d’exister, pour survivre?

A ceux qui me diront que je n’y comprends rien, rappelez-vous simplement les paroles de Primo Levi:

Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c’ est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu’à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N’oubliez pas que cela fut,
Non, ne l’oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s’écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.

Turin, Janvier 1947, Primo Levi

Primo Levi a dit « si c’est un homme » mais je crois qu’il aurait pu ajouter « si vous aussi êtes des hommes »… car enfin, quelle sorte d’animal pouvons nous prétendre être quand nous fermons les yeux sur ceux qui meurent sous nos fenêtres? Que nous faut-il pour nous émouvoir? Que, comme en 1954, un nouveau-né décède dans sa caravane devenue congélateur? Parce que lui seul pourrait appeler à l’aide les restes de notre antique instinct de mammifère, qui fait à la louve allaiter un goret orphelin, et peut être donner à l’Homme du XXIème siècle, un semblant d’humanité?

Alors oui, j’ai honte d’avoir fermé les yeux tout ce temps. Honte de m’être complut dans mon illusion d’impuissance, qui arrangeait bien ma culpabilité. Honte de m’être dit sans me le dire que j’avais de bonnes raisons de ne pas agir: parce que le monde est plein de misère, parce que c’est aux pouvoirs publics de faire quelque chose, parce qu’on est déjà trop serrés à 7 dans notre appartement, parce que je ne connais pas ces gens, parce que sans même m’en rendre compte, je me suis permise de les juger par ma condescendance…

J’ai volontairement supprimé le nom de l’école de mes enfants sur le document que j’ai partagé plus haut, parce qu’ils sont une poignée ici mais plus d’un millier rien que sur Lyon. Et il y fort à parier qu’ils sont autant dans chaque grande ville. Alors, ne faites pas comme moi: questionnez, ouvrez les yeux, renseignez vous, vous verrez…

Je ne pourrais plus dire que je ne SAVAIS pas. Vous ne pourrez pas dire que vous ne SAVIEZ pas. 

Y penserez-vous ce soir, en bordant vos enfants dans leurs couvertures moelleuses? En leur montrant la lune, si belle, par ces jours de grand froid? Y penserez-vous demain en mordant dans vos tartines beurrées? Quand vous pesterez contre votre petit dernier parce qu’il a encore répandu le contenu de son bol sur votre chemisier blanc? Y songerez-vous quand vous appellerez SOS médecin pour la grippe de l’aîné? Y songerez-vous en regardant, assis au fond de votre canapé, la 14 526 rediffusion de Sissi impératrice pendant la semaine de Noël? En contemplant dans la poubelle les stigmates désolants de démesure d’un lendemain de Noël? Y penserez-vous quand on souhaitera une bonne et heureuse année 2014?

Alors s’il vous reste un peu de dignité, indignez-vous! Autant que vous le pouvez.

Pour les Lyonnais, je vous invite aussi très vivement à répondre présents à l’appel (ci-dessous) de la Maison de l’éducation (que vous pouvez contacter à l’adresse maison.education1@gmail.com pour plus d’informations)

REQUISITION HEBERGEMENT D’URGENCE

Depuis le 30 novembre dernier, des habitants du 1er arrondissement, soutenus seulement par leur mairie d’arrondissement, se battent pour venir en aide à des familles sans logement qui vivent pour certaines dans des squats insalubres, sous les ponts, dans leurs voitures, en hébergement précaire, à la merci du hasard…

La plupart de ces familles ont des enfants scolarisés dans les écoles du quartier (Servet, Doisneau, Hugo, Aveyron, Tourette mais aussi Dru, Berthelot…) et partagent le quotidien de nos gônes: ensemble en classe, dans la cour, à la cantine. Pourquoi devrions nous accepter que certains soient à la rue une fois que la cloche a sonné ????

Les différentes structures sociales d’accueil, le 115, les associations à but humanitaires  et les travailleurs sociaux sont surchargées, ne peuvent plus mener à bien leurs missions et n’en ont même plus les moyens :

Plus de 1000 appels par jour au 115 ne peuvent être traités et d’après une estimation (basse) du Rectorat plus de 1000 enfants scolarisés dorment dans la rue et le plan froid n’est toujours pas déclaré alors que le thermomètre est en chute libre la nuit.

Les pouvoirs publics : Préfecture du Rhône, Mairie Centrale.. ont été alertés à de multiples reprises sur le cas de ces familles, mais en vain.

Aussi et même si nous avons pu grâce à notre solidarité citoyenne, loger ces familles chez les uns et les autres ou leur payer quelques nuits d’hôtel, leur retour à la rue est  imminent et cette situation en plus d’être intolérable et inhumaine est totalement contraire à la loi :

En effet, dans son ordonnance du 10/02/2012 le conseil d’état a rendu une décision  qui précise qu’il appartient aux Préfets, en  tant qu’autorités de l’État, de mettre en œuvre le droit à l’hébergement d’urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve dans une situation de détresse médicale, psychique et sociale, à tout moment (article L345-2-2 du code de l’action sociale des familles).

Devant l’indifférence des pouvoirs publics, nous estimons qu’il est de notre devoir de citoyens de dénoncer haut et fort cette carence caractérisée dans l’accomplissement des tâches qui incombent au  Préfet et qui porte une atteinte grave et manifestement illégale a une liberté fondamentale (article L.521-2 du code de justice administrative).

Nous exigeons donc la réquisition légale et encadrée de bâtiments publics vides, inoccupés et pourtant parfois chauffés afin qu’ils soient transformés en centres d’hébergement à destination de ces familles et gérés par des associations humanitaires reconnues d’utilité publiques.

Ce mèl a donc pour but de vous inviter à participer avec nous à une action collective et citoyenne pour protester contre les conditions de vie inhumaines des familles sans logement, pour dénoncer l’immobilisme des pouvoirs publics et demander la réquisition de bâtiments publics.

Cette action sera limitée dans le temps et plus nous serons nombreux à participer, plus les pouvoirs publics auront du mal à faire la sourde oreille et à oublier de remplir les devoirs qui leur incombent.

Pour cela nous vous demandons de vous rendre disponible le mardi 17 décembre à 18h, dans un lieu qui vous sera précisé ultérieurement.

Merci de votre mobilisation à nos côtés.

Appel à diffuser largement dans vos réseaux

La Maison de L’Education,
Mme Déjantée

13 réflexions sur “Si nous sommes des Hommes…

  1. Merci pour ce billet et cet appel salutaire à l’indignation. Je l’ai lu les larmes aux yeux… Le pire c’est que ce midi en préparant à manger, inquiète de la bronchiolite de la poussine, je disais à mon mari: « C’est fou, on s’occupe de qui va fixer le prix des amendes de stationnement, le parlement n’a pas autre chose à faire avec l’état du pays? D’ailleurs, on ne parle pas du plan grand froid, tant qu’on ne dit pas qu’il fait froid, il ne fait pas froid c’est comme cet été, il ne faisait pas chaud…. ». Je ne croyais pas si bien dire

  2. Ma mère rencontre le même problème vis à vis de réfugiés politiques qui n’obtiennent pas de droits, suite à la pression des relations diplomatiques avec certains pays. Dans son cas il s’agit de l’Arménie qui est vérolée mais n’est pas considéré comme une dictature.
    Ces cas sont compliqués face à l’inaction de l’administration. Le processus étant similaire à un vide juridique aucun recours n’est possible et rien n’est mis en place.
    Ces gens qui avaient une vie confortable ont maintenant peur, sont exclus et sans ressources.
    Il ne reste que l’hébergement clandestin en faisant très attention à ne pas être visé par ces groupes mafieux…

  3. O.o Juste OH! MON! DIEU! J’ai honte. J’ai souvent eu la pensée que ça serait faisable de proposer à un(e) sdf de venir manger, dormir, se laver à la maison. Mais j’ai jamais osé. Je me trouvais des excuses et des raisons mais là, elles me semblent de moins en moins valables… Mais je sais pas si j’arriverai à franchir le pas un jour…

  4. Merci pour ton article … 50 ans après 1954, l’abbé Pierre avait relancé un appel en 2004 :

    « Nous, compagnons, amis et responsables d’Emmaüs, vous lançons un appel. En 1954, on avait souffert et on savait se mobiliser. Vos parents l’ont fait. C’est à votre tour maintenant. Même si vous n’avez pas envie d’être dérangés dans un monde confortable, un monde du trop-plein.
    Nous vivons dans une nation riche, qui devrait mobiliser toutes ses forces pour construire son avenir, mais qui laisse des millions de chômeurs de côté. Une nation qui a tant construit qu’on trouve trois millions de résidences secondaires, et autant de personnes mal logées.
    Cessez de vous sentir impuissants devant tant de souffrances. Trop facile d’attendre et de compter sur les autres ou sur l’Etat. Et dangereux. Sortons de cette torpeur qui nous écrase.
    Nous vous appelons à passer à l’acte. Pour éviter que notre inaction ne devienne un crime contre notre humanité.
    Faire des petites choses n’est jamais ridicule, n’est jamais inutile. Mieux vaut notre petit geste, notre petite action qu’un grand et beau rêve qui ne se réalise jamais. C’est en agissant que nous changerons le cours des choses. Soyons exigeants avec nous-mêmes pour pouvoir exiger des autres. C’est cela, la véritable solidarité.
    Regardons autour de nous. Transformons ces visages anonymes de la misère en femmes et hommes qui peuvent nous aider à donner un sens à notre existence.
    Qu’est-ce qu’un médecin qui ne soigne pas les plus souffrants? Un enseignant qui ignore les illettrés? Un salaire bien gagné quand l’emploi d’un autre a été détruit? Qu’est-ce qu’une vie à ne s’occuper que de soi-même?
    Trouvons, autour de nous, celles et ceux qui peuvent nous aider à aider. Ne laissons pas notre bonne volonté se gâcher comme une ressource non exploitée.
    Ce n’est pas à nos gouvernements de nous dire comment être solidaires. C’est à nous de leur montrer la société que nous voulons. Ils comprendront.
    Il faut s’aider. Tout simplement pour que les humbles ne soient plus des humiliés. C’est cette action qui donnera sens à notre vie et rayonnement à notre action ».

    Aujourd’hui, presque 10 ans après nous en somme toujours au même stade.
    Mais qui sommes-nous pour dire oui à une pareille société ?
    Seigneur, ne fermons pas nos portes à ces enfants, ces hommes et ces femmes si démunis, n’attendons pas que les pouvoirs publics fassent quelque chose, montrons l’exemple…

    Merci Mme Déjantée de nous avoir alertés de la situation de ces familles, soyons vigilants, et donnons gratuitement ces petits gestes …. qui font de nous des êtres humains.

  5. Merci merci pour ce billet !
    Je rajouterais que si les écoles, collèges et lycées se mobilisent très souvent pour aider les familles d’enfants scolarisés à la rue, il y a aussi en ce moment des gens avec des enfants pas encore en âge d’être scolarisés, des bébés, qui dorment dehors à Lyon (et surement ailleurs) et qui ont beaucoup moins de soutiens vers qui se tourner.
    Je rajouterai également que si, le Plan Froid a commencé, depuis début novembre, dans le Rhône comme ailleurs. Que vu la chute des températures, il y a du y avoir des ouvertures de places par rapport au dispositif d’hébergement d’urgence le reste de l’année (il y a au moins le village mobile de Décines, qui a été vidé de ses occupants demandeurs d’asile fin octobre pour être utilisé dans le cadre du Plan Froid) . Mais cette année on a encore moins de visibilité sur les ouvertures de places supplémentaires prévues, les critères de priorité, etc. Je suppose que la préfecture considère que ça ne concerne pas le « commun des mortels », allez dire à qqn : « appelez le 115 », qd la personne demande qd elle aura une place, SI elle aura une place et qu’on ne peut lui répondre que « je ne sais pas, mais appelez qd même ».

  6. « J’y étais bonne élève, et y composait de somptueux textes dégoulinant de ferveur qui faisaient l’admiration des adultes », du coup adulte tu continues? Au delà de l’ironie est ce qu’un mea culpa grandiloquent a déjà réchauffé le moindre SDF?

  7. Merci pour cet article. Juste pour mieux comprendre : est-ce que vous connaissez les causes de cette situation, en l’occurrence pour Lyon ? ce sont des familles récemment expulsées ? un manque de logements ? des logements trop chers ? Y a-t-il des logements inoccupés qui pourraient être « réquisitionnés »?

  8. les larmes aux yeux en repensant à l’extraordinaire Hiver 54, film vu pendant mon adolescence qui m’avait tant fait mal au coeur…

    merci de ce partage… je reste toujours aussi désarmée devant cette société qui peut proposer des séjours à plusieurs 10nes de milliers d’euros pour des restos ou des vacances et qui peut laisser crever des gens dans la rue ou dans des lieux tout comme, soit disant qu’il faut pas trop donner… on sait jamais ils pourraient s’habituer….

    envie de vomir devant cette société nantie qui ne veut pas donner …

  9. Pingback: Si nous sommes des Hommes… debout (Vacances des VI) | Les Vendredis Intellos

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