C’est la question qui me vient en lisant les injonctions contradictoires qui nous assaillent.

D’un coté la presse, qui en ces temps de crise en fait des tonnes dans le fait divers (pendant ce temps là, on n’a pas besoin de se fatiguer à faire des analyses en profondeur, et en plus ça se vend bien).

D’un autre côté les ayatollahs de la non-violence qui nous enjoignent de nous contrôler en permanence pour ne pas traumatiser les chers anges innocents que sont  nos enfants…

Dans son article « De la difficulté de prendre de la distance et de la conserver » Mickeaeje44 évoque le besoin de faire une diète médiatique, de tenir à distance tous ces flots de mauvaises nouvelles à sensation qui pour peu qu’on ait branché le radio-réveil sur une chaîne d’information nous donnent plutôt envie de ne pas quitter notre lit douillet.

Je comprends tellement qu’on puisse se sentir agressé par l’information que nous ne regardons pratiquement jamais le journal télévisé. D’ailleurs nous regardons assez peu la télévision, et si nous écoutons la radio le matin, c’est à la fois pour avoir l’heure, et pour à force de répétition pendant notre encore demi-sommeil, retenir les quelques événements qui agiteront les conversations de certains collègues dans la journée.

Pourtant je suis assez d’accord avec la vision de Roland Barthes évoquée dans un article de la bnf cité par Mickaeje44 :

Dans son étude sur le fait divers (Essais critiques, Seuil, 1964), Roland Barthes montre que celui-ci, en dépit de son aspect futile et souvent extravagant, porte sur des problèmes fondamentaux, permanents et universels : la vie, la mort, l’amour, la haine, la nature humaine, la destinée… Pour lui, le fait divers est une information totale ou plus exactement immanente. Il ne renvoie qu’à lui-même et à ce titre s’apparente à la nouvelle et au conte.

Transgression d’une norme rationnelle, factuelle, statistique, sociale, culturelle et éthique, il révèle l’irruption d’une déchirure dans l’ordre du quotidien, il fait scandale.

Mais la spécificité du fait divers tient surtout, selon Barthes, au fait qu’il comporte deux termes qui entretiennent des relations complexes, de causalité et de coïncidence :

– La causalité peut être déçue parce que la cause révélée est plus pauvre que la cause attendue : « Une femme blesse d’un coup de couteau son amant : crime passionnel ? Non, ils ne s’entendaient pas en politique » ; ou parce qu’une petite cause entraîne un grand effet.

– La relation de coïncidence a plusieurs aspects : la répétition, le rapprochement de deux termes (c’est-à-dire deux contenus) qualitativement distincts : « Des pêcheurs islandais pêchent une vache » ; le comble, qui est la prédilection du fait divers. La coïncidence est d’autant plus spectaculaire qu’elle retourne certains stéréotypes de situations : « À Little Rock, le chef de la police tue sa femme ». « Des cambrioleurs sont surpris et effrayés par un autre cambrioleur ».

Le fait divers a un côté mystérieux et touche à l’irrationnel : hasard, monstruosité, étrangeté, aveuglement lié à des fantasmes sociaux comme dans l’affaire d’Outreau ou irruption de figures mythiques comme les matricides.

Le fait divers fait appel à nos émotions profondes, et alimente des mythes universels.

Et justement parce que ces émotions sont profondes et violentes, on a le droit de s’en protéger en les ignorant. S’il est important de savoir que l’humanité entière ne savoure pas le confort des occidentaux repus que nous sommes, il n’est pas non plus indispensable de se torturer en songeant continuellement au pire.

Quant à l’explosion de nos émotions avec nos enfants, tous se l’accordent c’est déconseillé.

Mais assurément personne ne nous l’explique mieux que Faber et Mazlich, dont parle Madame Sioux dans son article « Parce que leurs émotions comptent et ont un sens« .

J’aime beaucoup son histoire de délire sur les poules que son enfant n’a pas eu le temps de voir lors d’un trajet en voiture.

J’avoue que dans un autre registre, lorsque je sens la colère monter, il m’arrive de la tourner moi-même en dérision en faisant semblant d’envoyer une grande baffe à un de mes enfants assortie d’un « chplaf ! » lancé d’une voix forte, suivi de, « là t’es explosé façon puzzle ». Oui je sais, c’est un peu gore, mais bon quand on a vu « les tontons flingueurs », après on ne peut plus s’en empêcher … On rigole un grand coup ensemble, mais le message qu’une limite a été sur le point d’être franchie passe très bien.
(bon là je suis mûre pour la rubrique neurone free des jours de surchauffe, non ?)

C’est moins exemplaire que l’histoire de Mme Sioux, mais comme elle le dit elle-même, on n’est pas toujours en état d’inventer une histoire de poule voyageuse.

Et je crois que dans une certaine mesure, nos émotions aussi ont droit de cité, parce qu’elles font partie de nous et que sans elles il n’y a pas de communication authentique, pas de lien, pas de vie.

Finalement tout cela est une question d’équilibre et de dosage : s’appuyer sur ses émotions  sans se laisser submerger, pour communiquer sans envahir les autres  , c’est tout un art, qu’on peaufine tout au long de la vie.