Aujourd’hui donc, dans la section Guest des VI, je vous propose de continuer notre exploration des jolies morsures dont nos enfants peuvent être victimes ou bien même responsables (y’a pas de raison !) La dernière fois, ce sont deux psychologues cliniciennes, d’orientation plutôt classique, qui avaient répondu à mes questions. Et cette fois… roulement de tambours… notre guest est Isabelle Filliozat, que les fidèles des VI connaissent bien à travers ses livres et les nombreux articles sur le blog qui y sont consacrés.
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Et pour celles et ceux qui, comme moi avant que je n’arrive sur les VI ;-), ne connaissent pas bien la dame en question, voilà une rapide présentation :
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Isabelle Filliozat
est psychothérapeute et psychologue clinicienne depuis 1982. Elle est une des éminentes représentantes du courant de « l’éducation non violente », de la « communication empathique ». Elle se consacre aujourd’hui beaucoup à la vulgarisation et l’organisation de conférences autour de ces thématiques. Elle est l’auteur de plusieurs livres dont L’intelligence du cœur (1997) ou encore Je t’en veux, je t’aime (2004) et Il n’y a pas de parent parfait (2008). Pour en savoir plus sur son parcours, c’est ici.
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Miliochka, pour les VI : Peut-on dire qu’il existe un profil type de l’enfant mordeur ?
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I. Filliozat : Je ne crois pas qu’il faille utiliser l’expression « enfant mordeur » car c’est déjà leur coller une étiquette, inciter les adultes à les regarder comme tels et donc inciter les enfants à l’être ! Mieux vaut dire « enfant qui a mordu à un moment donné » par exemple. Car chez le tout petit, mordre est un geste naturel. Je ne dis pas un geste normal, d’ailleurs j’essaie de ne jamais utiliser ce mot de « normal » quand il s’agit de comportement. Donc, c’est un geste naturel chez l’enfant de 18 mois à 2 ans, où c’est le plus fréquent. Et même c’est un geste habituel depuis le plus jeune âge. Mais tant que les enfants n’ont pas de dents, on ne le remarque pas. Les bébés mordent, quand ils ont mal aux dents, on leur donne des objets pour les mordre, nous même encourageons ce comportement ! Et l’enfant n’a pas conscience que la bouche et la main sont différentes, pour lui, elles s’utilisent de la même façon. Donc, tout enfant, autour de 18-24 mois peut mordre, c’est naturel.
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Après 3 ans c’est différent. Normalement à cet âge il doit avoir compris qu’il ne doit pas le faire, si cela persiste, cela s’inscrit en général dans un comportement global, un enfant plus tonique, plus impulsif, ou peut-être plus stressé, plus sensible au stress, voire plus agressif. Dans ce cas il ne faut pas se focaliser que sur la morsure, car alors on réduit notre capacité d’intervention, il faut prendre en compte le comportement global de l’enfant.
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Miliochka, pour les VI : Le fait de mordre l’autre ne s’inscrit-il pas dans une phase particulière du développement psychomoteur de l’enfant ?
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I. Filliozat : Mordre, c’est comme prendre avec la main pour un petit enfant. Il ne faut surtout pas considérer que c’est un geste de violence, il n’y a aucune intention de faire mal. Ce serait projeter sur l’enfant notre vision de ce comportement, et c’est une erreur ! Nous avons appris au tout petit à mordiller, il poursuit ce comportement, c’est tout. Ce qu’il faut voir, le plus important, c’est l’impulsion, il s’agit d’un acte impulsif. Par ailleurs il explore le lien de causalité. L’enfant ne sait pas que mordre ça fait mal, c’est cela qu’il va découvrir et qu’il faut l’aider à comprendre.
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Beaucoup parlent de la « phase orale » à propos de ce comportement. Or il faut bien avoir en tête que cette expression, « phase orale », implique une dimension psychanalytique très importante, qui selon Freud est relative à la jouissance et au pouvoir. Comme si l’enfant était un pervers polymorphe ! Il faut cesser d’utiliser cette expression de « phase orale », elle nous enferme dans une vision psychanalytique totalement erronée. Elle sous-entend que l’enfant a une jouissance à utiliser sa bouche, qu’il cherche à prendre le pouvoir. Tout cela est complètement faux.
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Miliochka, pour les VI : Mais pour les non spécialistes, ce que sont la plupart des parents, parler de « phase orale » signifie peut être simplement cette période de la vie où l’enfant ne fait pas la différence entre sa bouche et ses mains, comme vous l’avez vous-même dit ?
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I. Filliozat : Certes, mais cette expression est dangereuse à utiliser, à cause de la définition psychanalytique qu’en a fait Freud et qui n’est issue que de sa propre expérience assez traumatique. N’oubliez pas qu’il a vu son propre père obliger son petit frère à lui faire des fellations. Il n’y a pas de phase orale, l’enfant utilise sa bouche dès sa naissance, point.
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Miliochka, pour les VI : Qu’un enfant morde une fois, c’est naturel dites-vous. Mais comment réagir lorsque cela se reproduit ?
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I. Filliozat : Sur le moment ou juste après, il faut agir le plus calmement possible. Surtout ne pas dire « non », car l’enfant entend « tu es méchant » et ce n’est pas le cas, l’enfant n’a aucun désir de faire mal. Il faut dire « stop », pour apprendre à l’enfant à maîtriser son impulsivité.
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Il est très fréquent que l’enfant mordu se mette à crier, à pleurer. Celui qui a mordu ne comprend pas toujours, donc il est fréquent dans ce cas qu’il reproduise son geste, juste pour vérifier que lorsqu’il mord, l’autre pleure ou crie. Si l’adulte crie aussi, cela a une action de renforcement. On parle dans ce cas de renforcement négatif, l’enfant va renouveler son geste pour voir si il a à chaque fois les mêmes conséquences : il explore le lien de cause à effet. Il peut aussi y avoir un renforcement positif, « je mords, l’autre lâche le jouet, ou me laisse la place sur le toboggan » qui va entrainer l’enfant à reproduire son geste. Si la morsure se répète plusieurs fois, c’est que ces renforcements agissent, il faut les faire cesser. Stopper les renforcements et non l’enfant lui-même.
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L’enfant ne comprend pas toujours le lien de cause à effets, c’est cela que nous, adulte, devons l’aider à intégrer. Car il peut parfaitement comprendre le fait que cela fait mal, très jeunes les enfants sont doués d’empathie. Le plus important c’est d’aider l’enfant à comprendre le lien de cause à effet. S’approcher de lui très calmement, le plus posément possible, sans cri ni violence, et parler, lui montrer que l’autre a mal, lui expliquer les conséquences de son geste.
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D’autre part, et c’est très important à cet âge-là, il faut lui apprendre, progressivement, à maîtriser ses impulsions. Avant 30 mois, l’enfant en est incapable, il ne sait pas faire seul. Ce sont les adultes, qui doivent anticiper ces impulsions, et les retenir. Il faut être très vigilant, repérer les conditions (par exemple lorsque l’enfant est fatigué, stressé…) et les signes avant coureurs d’une morsure, et empêcher un enfant qui va mordre. C’est bien plus efficace que d’intervenir après. Enseigner à maîtriser les impulsions plutôt que d’intervenir après.
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Après l’âge de 3 ans, c’est différent. La morsure signifie quelque chose de plus globale, et elle ne doit être envisagée qu’au regard du comportement général de l’enfant. Est il particulièrement stressé par exemple ? On incrimine souvent un manque affectif, ou un manque relationnel. L’enfant cherche à tout prix à interagir avec l’autre et ne possède pas les bons outils pour ça. A défaut des mots, les enfants démunis ou stressés utilisent la force.
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Miliochka, pour les VI : Plus globalement, comment réagir face aux violences qui peuvent exister entre enfants ?
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I. Filliozat : Chez les petits, il ne s’agit pas de violence car à cet âge les études ont bien montré qu’il n’y a pas intention de faire mal, mais plutôt de gestes impulsifs. Et c’est cela qu’il faut apprendre à gérer à l’enfant. Si cette impulsivité n’est pas maîtrisée, alors oui elle risque de devenir violence après 3 ans. Cette violence est souvent due à une carence relationnelle. Il faut passer du temps avec l’enfant, jouer avec lui, s’accorder chaque jour 10 à 15 minutes avec lui, exclusivement. Un quart d’heure de jeu où c’est lui qui décide, un câlin, des jeux de construction ou la bagarre sur le lit par exemple, ou bien des jeux de simulation. Par exemple avec des marionnettes où l’on mime des scènes que l’enfant peut vivre. Pour répondre au stress de l’enfant, l’aider à gérer à son impulsion, il faut le nourrir affectivement, lui donner de l’attachement.
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Pour poursuivre, Isabelle Filliozat m’a indiqué que plusieurs études avaient été conduites sur les morsures entre enfants. De nombreuses références peuvent être trouvées ici sur le site de The Early Childhood and Parenting Collaborative de l’Université de l’Illinois aux Etats-Unis (vous l’aurez compris, tout est donc en anglais ;-) On y trouve aussi des conseils pratiques, sur la gestion du moment où il y a morsure, de l’après (repérer le contexte et le modifier pour minimiser le risque de récidive, informer les parents sans dénoncer le mordeur etc…) fort intéressants. D’après tout ce que j’ai lu sur le sujet pour préparer ces guests, il me semble, mais ce n’est que mon humble avis, que ce site propose un bon compromis dans son approche des enfants mordues, euh, pardon, pas taper, des enfants qui-mordent-une-fois-mais-c’est-naturel ;-)
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