Quand on nait fille dans les années 1940, et qu’on est élevée par ses parents sans contraintes domestiques, pour réfléchir, découvrir le monde et s’en délecter, sans spécificité de genre, quand on pétille au point d’être impatiente de grandir pour décoller, voir, lire les livres d’adultes, peut-on échapper à son destin de femme? Annie Ernaux raconte dans ce livre autobiographique comment, elle, s’y est soumise, laissée entrainer, sans résistance. Comment, années après années, le quotidien a pris le dessus jusqu’à l’étouffer, jusqu’à faire d’elle une femme gelée.

Annecy, il l’a découvert les mains dans les poches, tranquille, après son travail, tout l’espace était libre devant lui. Moi je ne connaissais que des rues à poussette et à courses, celle du boucher, du pharmacien, du pressing, des rues utiles. Quand le soir, rendez-vous de docteur, coiffeur, achat quelconque, je sortais seule et qu’il gardait le Bicou, je déboulais follement sur le trottoir comme une mouche à demi estourbie, il fallait que je réapprenne la marche d’une femme seule. Le dedans, l’appartement, il devait le porter en lui comme l’image détachée d’un refuge, pas comme celle d’un endroit à remettre toujours en ordre, qui vous saute dessus dès l’entrée, les paquets à ranger, le repas du petit à préparer, le bain. On n’habitait pas le même appartement en fin de compte. Lui il allumait une cigarette, il promenait ses regards sur la lampe douce, les reflets des meubles, il allait pisser dans la porcelaine étincelante, se laver les mains dans un lavabo rendu vierge tous les jours, il traversait le carrelage propre du couloir et lisait Le Monde dans le living. Il pouvait goûter son intérieur dans toute sa chaleur, s’y épanouir à l’aise, ce qu’on est bien chez soi. Il n’avait ni lavé, ni frotté, joué les fouille-merde dans tous les coins. Que le plaisir.

J’ai été élevé dans un petit village du Sud de la France. Souvent, les mamans ne travaillaient pas, et attendaient leurs enfants à la sortie de l’école avec un petit goûter bien emballé. Pas la mienne, elle est médecin, elle travaillait déjà tard le soir. Quand on partait en pique-nique avec l’école, les autres enfants avaient des sandwichs bien alignés, et des petits légumes dans des Tupperware (je ne sais pas pourquoi, j’en garde une obsession du Tupperware!). Pas moi, ma mère était un peu distraite et mes pique-niques, préparés à la dernière minute, quand on y avait pensé, étaient faits de brics et de brocs et provoquaient l’hilarité générale! Mais comme j’étais fière de ma mère ! Comme je ne comprenais pas les regards pincés des institutrices… Mon Père est marin, il était en mer une semaine sur deux mais le reste du temps, il battait à plate-couture cette bande de super mamans, arrivait avant elles à la sortie de l’école, passait à la boulangerie nous chercher des petits pains chaud, préparait de bons diners, et nettoyait tout après lui. La semaine où il était là, les lessives c’était lui. La vaisselle c’était lui. Les pipis de chien, pour lui. Les couches de ma petite sœur, aussi.  40 ans plus tard, une image du couple parental semblable à celle d’Annie Ernaux, donc: Celui qui fait, c’est celui qui a le plus de temps!

Et le même choc de la confrontation avec la réalité de la société ! La même impression que tout se fait insidieusement. J’aurais eu 20 en maths, mais on me retire des points parce que c’est écrit comme un cochon : «on dirait une copie de garçon » – chez moi c’est ma mère qui écrit comme un médecin alors que mon père est si appliqué. Plus tard, mon incompétence à faire le ménage, à voir la poussière, à repasser mes vêtements, à faire quelque chose de mes cheveux, un peu moquée par mes copines. Ma honte, déguisée en mépris pour les parfaites petites femmes d’intérieur. Mon chéri qui vit à l’étranger, et la décision qui est prise que ce serait moi qui le rejoindrait. C’est normal, je pense, il gagne mieux sa vie et ne parle pas français. Oui mais on ne peut pas être avocat en Angleterre avec un diplôme français, tant pis, il faut redescendre l’échelon social, ce qu’on ne ferait pas par amour. Le bébé qui naît enfin. La crèche presque aussi chère que mon salaire, ça ne vaut pas le coup que je retourne travailler! Et puis après 8 mois, besoin d’y retourner. Ça me coûte de l’argent mais enfin, j’en ai tellement envie. Aménager ses heures de travail, négocier un mi-temps, se lever aux aurores le matin pour pouvoir partir très tôt du bureau le soir. Commencer une seconde journée de travail à 17  heures, à la sortie de la crèche, le bain, le diner, tout ranger, étendre une lessive. Lui, il rentre très tard. Moi, fini ou pas fini, réunion ou pas réunion, à 16h30 je dois partir. Renoncer aux voyages d’affaires, aux promotions. Rester à la maison quand le bébé est malade. Et parler de mon travail comme de temps pris pour moi, comme si je travaillais pour me distraire, pour mon plaisir seulement.

Annie Ernaux ne critique jamais son mari: elle raconte l’évolution dans son couple, les changements quand elle devient mère, et comment elle a laissé faire, comment elle s’est finalement elle-même « encarcannée » (je copie l’expression de cette critique du livre par Périphérie).  Les préjugés genrés qui sont inscrit en nous par la société, ce carcan dans lequel nous nous enfermons sont décrits de façon chirurgicale.  Or, je crois que la résistance est d’autant plus compliquée à organiser si l’oppression vient de nous-même. Dans  cet article, Gaëlle-Marie Zimmermann affirme que la discrimination dans le milieu professionnel par exemple, ne vient pas seulement des ressources humaines mais des femmes qui s’imposent à elle-même de « concilier » vie familiale et vie professionnelle, là où les hommes n’ont rien à concilier du tout :

Les enfants ont un père, allez bosser

 Parce que, chères Lafâmes, vous pouvez geindre contre le système autant que vous voulez, vous pouvez protester auprès de la direction des ressources humaines et hurler à la discrimination en matière de « conciliation vie professionnelle / maternité« , vous pouvez même écrire des livres truffés de judicieux conseils, mais tant que vous ne prendrez pas le problème à sa racine, à savoir face à vous-mêmes et face aux pères de vos enfants, le fameux système qui vous met le nez dedans à chaque grossesse continuera de vous exploser à la figure en freinant votre progression professionnelle.

Arrêtez de vouloir « concilier », ce qui suppose des compromis que vous serez, dans les faits, seules à faire. Prenez-vous en main, résistez, oubliez vos états d’âme (ceux dont on vous a farcis la tête et qui vous font passer pour une petite chose bouleversée par la maternité, ce que vous n’êtes pas tant que ça) et si vous avez l’outrecuidante ambition de prétendre aux mêmes privilèges que les hommes (ce en quoi vous avez bien raison), cessez de chouiner et conduisez-vous comme eux : allez bosser.

Annie Ernaux parle quant à elle de ce leurre qu’est l’organisation, vertu féminine s’il en est:

Et puis quoi, c’est que tu ne sais pas t’organiser. Organiser, ce beau verbe à l’usage des femmes, tous les magasines regorgent de conseils, gagnez du temps, faites ci et ça, ma belle-mère, si j’étais vous pour aller plus vite, des trucs en réalité pour se farcir le plus de boulot possible en un minimum de temps sans douleur ni déprime parce que ça gènerait les autres autour.

Moi, ça m’arrange, je suis personne la plus désorganisée qui existe, mais maintenant, c’est comme ne pas savoir faire le ménage, je peux brandir ce travers comme une expression de mon féminisme. Hop là.

Je recommande en tous les cas ce livre parce que personnellement, il m’a aidée à prendre conscience des chaînes avec lesquelles je me suis moi-même ferrée, et donc en un sens je me sens mieux armée pour m’en libérer. Bien sûr, comme 40 ans nous séparent, ma situation est différente de celle d’Annie Ernaux en bien des points. Je suis toujours une souillon – où ça la poussière? Ca renforce les défenses immunitaires la poussière, non?  – Alors que lui, dès qu’il peut, se change en véritable fée du logis… Comme l’est toujours mon père, une semaine sur deux. Et même si le quotidien est parfois pesant, ma vie m’apporte chaque jour son lot de petits bonheurs et de grandes joies, qui pour l’instant ont le dessus. Mais je crois que je me suis quand même un peu trop reconnue dans ce livre!

Drenka