Avoir un enfant est-il un droit?? Voilà la difficile question à laquelle Cécilie s’est attelée dans son billet du 11 février... A la lecture de son billet, très beau commentaire d’un article paru dans le fameux numéro de Books consacré à la maternité, je me suis (je l’avoue) sentie un peu un paumée au milieu de ces différents termes – droit, besoin, désir – utilisés tantôt pour soutenir tantôt pour juger la volonté de certains couples de devenir parents lorsque la nature de se montre pas docile…

C’est donc dans ce contexte que j’ai demandé à Pom, jeune agrégé de philosophie et ancien élève de Normale Sup’ (et bien bien loin encore de devenir papa!!) de revenir sur les Vendredis Intellos afin de nous débroussailler un peu la question… L’idée de ma demande était simple et pragmatique:  nous expliquer simplement ce que pouvait signifier dans ce contexte le « droit »et quels liens cette notion entretenait-elle avec celles de « besoins » et de « désirs » dans l’espoir que ceci permette à chacun de réfléchir plus aisément sur ce sujet hallucinamment complexe!!!

Avertissement au lecteur: l’objectif de cet article n’est pas de traiter cette question sous l’angle sociétal (ce que Books et Cécilie ont déjà admirablement bien fait) mais bien plutôt analytique (du point de vue de la philosophie éthique), d’où le sentiment de distanciation trop prononcée et/ou déshumanisation que certain-e-s ressentiront peut être…J’espère pourtant qu’il pourra vous donner quelques pistes de réflexions supplémentaires… N’hésitez surtout pas à réagir si un élément ou plusieurs vous interpellent, vous questionnent, vous étonnent ou vous choquent…l’espace des commentaires est fait pour ça!!

 La question du « droit à l’enfant » est certainement une question complexe : il est notamment impossible de se prononcer dessus sans éclaircir précisément les techniques médicales mises au service de ce «droit» hypothétique (traitement contre l’infertilité, FIV, don de gamètes, congélation des ovules, gestation pour autrui, etc.).

                Il peut toutefois être intéressant d’aborder la question de manière a priori, à savoir : que l’on défende ou que l’on condamne le fait d’accorder un « droit à l’enfant » aux individus, de quel type de droit pourrait-il s’agir ? Que peut-on entendre exactement par là ?

                On distingue classiquement, au sein des droits, les « droits-libertés » des « droits-créances ». Les premiers sont des droits de faire ou de ne pas faire (on les appelle parfois les « droits de ») : déclarer un droit-liberté, c’est déclarer l’absence d’interdiction sur un sujet précis. Ces droits sont ceux qui sont le plus âprement défendus dans la tradition libérale, qui remonte au 18ème siècle, et qui a fondé nos démocraties : le droit de s’exprimer et de se réunir librement, de choisir son appartenance religieuse, relèvent éminemment de cette catégorie. Les « droits-créances », en revanche, parfois nommés « droits à », sont des droits qui ouvrent à leur bénéficiaires des prestations concrètes, dont l’effectivité doit être assurée par la collectivité (l’Etat). Le droit à l’emploi, le droit au logement, etc. constituent des exemples de droits-créances. Les droits-créances sont les héritiers des luttes politiques et sociales du 19ème et du 20ème siècle : ils trouvent leur parachèvement dans la forme d’organisation économico-politique que l’on a nommé « Etat-Providence ». On accorde généralement un droit-créance parce que l’on considère que l’obtention d’un type de biens particulier (un logement, un emploi), est une condition nécessaire à la recherche du bonheur par les individus, et qu’à ce titre l’Etat doit assurer cette obtention. La question de savoir si un bien doit relever ou non d’un droit revient donc, au moins au premier abord, à décider si un bien constitue une condition nécessaire et indispensable dans la recherche du bonheur par les individus, ou dans l’atteinte d’une vie bonne. Notons que ces droits créances ont longtemps été considérés comme naturellement non-opposables à l’Etat, au contraire des droits libertés, mais que ce dernier point est en train d’être remis en cause – ce qui n’est pas sans poser des problèmes (voir la loi DALO).

 

                Lorsqu’on parle du « droit à l’enfant », on peut en parler de deux façons. On peut évoquer :

1/ Le fait d’autoriser ou d’interdire certaines pratiques procréatives (ou d’aides à la procréation) : FIV, don de gamètes, gestation pour autrui, et, dans une perspective futuriste, clonage humain reproductif ou utérus artificiel. La question est alors une question de droit-libertés : l’Etat doit-il interdire ces pratiques, ou doit-il les autoriser, c’est-à-dire ne pas empêcher les individus d’y recourir (sans pour autant se prononcer sur le caractère souhaitable ou non de ces pratiques) ? Généralement, dans ce cas, la question porte sur le caractère moralement acceptable de ces pratiques. Certaines pratiques sont considérées par beaucoup comme portant atteinte à la dignité de la personne humaine (clonage, GPA), ce qui mène à les interdire et/ou les encadrer.

 Mais, par « droit à l’enfant », on peut aussi évoquer :

 2/ Le fait, pour un Etat, de permettre à tous d’accéder aux pratiques autorisées d’aide à la procréation. Exemple : la collectivité peut décider de subventionner, partiellement ou totalement, des pratiques comme la FIV, les traitements contre l’infertilité, la congélation des gamètes, etc. La question est alors de savoir jusqu’à quel point il faut considérer que le fait d’avoir un enfant relève d’une condition nécessaire à la recherche du bonheur.

C’est évidemment sur la question de savoir ce qu’il faut entendre précisément dans l’idée de condition nécessaire à la recherche du bonheur que va porter tout le débat (c’est le cas dans ce billet de Cécilie). Estimer qu’un bien X est une telle condition semble en effet relever d’une appréciation subjective, au sens où deux individus peuvent rationnellement être en désaccord à ce propos. De plus, une telle appréciation semble aussi changeante en fonction des conditions culturelles, sociales, économiques (comme l’est d’ailleurs l’existence même de droits-créances). D’où l’existence d’un désaccord.

Tentons toutefois de partir des droits-créances les moins contestables. Dès le moment où l’on accepte l’idée que l’Etat doit tenter de favoriser l’obtention d’une vie heureuse et/ou bonne par les individus (ce qui, en soi, n’est pas évident : les libéraux purs et durs contestent cette idée), certains droits semblent devoir leur être directement accordés : notamment, les droits aux conditions de la survie. Pas de vie heureuse sans vie, cela mettra tout le monde d’accord. Donc, chacun aura droit à obtenir l’alimentation et les soins médicaux de base. Ces biens sont des besoins au sens le plus évident et corporel du terme. En allant un peu plus loin, on peut considérer qu’il y a consensus sur le fait qu’un minimum de bien-être physique et de reconnaissance sociale est également une condition préalable à la recherche du bonheur : d’où le droit au logement et à l’emploi, inscrits dans la constitution.

Le droit à l’enfant, toutefois, ne semble pas relever de ces catégories : tandis qu’un affamé ou un sdf heureux de l’être nous semblent des quasi-paradoxes (c’est moins évident pour le chômeur, cela dit), nous connaissons tous des gens qui choisissent de ne pas avoir d’enfants et s’en estiment très heureux. L’aspiration à avoir un enfant peut-être très forte chez certains, il n’en reste pas moins qu’elle semble relever d’un goût individuel. Pour le dire dans des termes qui ne sont pas toujours très clairs ni très fixés, mais qui disent assez bien les choses : on peut avoir tendance à penser que le fait d’avoir un enfant relève moins d’un besoin que d’un désir. Le fait qu’il soit très partagé ne dit rien en sa faveur : beaucoup de gens ont l’aspiration très forte (= le désir) d’avoir une belle voiture ou de partir en vacances au soleil, mais on ne leur reconnaît pas, pourtant, un droit à obtenir ces choses-là (au sens du droit-créance). Cela semble constituer un argument contre l’idée d’un droit à l’enfant.

On pourra répondre à cette idée « relativiste » que :

1/ Pouvoir avoir un enfant est une aspiration extrêmement partagée, en tout temps et en tout lieu, même si certains individus ne l’éprouvent pas. En cela, elle n’est pas comparable à un désir aussi contingent et culturellement déterminé comme le désir d’une voiture ou d’un voyage

2/ L’impossibilité d’avoir des enfants peut parfois empêcher radicalement les individus d’être heureux. Celui qui n’est pas heureux parce qu’il ne possède pas de BMW nous semble ridicule : nous lui conseillons de se changer lui plutôt que l’ordre du monde, dans la mesure où nous pensons qu’il suffit de se convaincre soi-même pour parvenir à être heureux sans voiture de sport. Cela ne semble pas le cas de certaines personnes stériles. Bref, on peut insister sur l’idée selon laquelle l’enfantement est une aspiration fondamentale, qu’il se rapproche d’un « besoin », même si ce n’est bien sûr pas au sens corporel ou (« primaire ») du terme.

Il me semble que cette position est la position la plus partagée, et qu’elle est d’ailleurs aussi la position officielle de l’Etat français (à ma connaissance, mais je peux me tromper, il existe au moins certaines pratiques d’aides à la procréation qui sont encouragées par la Sécurité Sociale).

Je ne suis toutefois pas sûr que, pour être instinctivement partagée, cette position soit ultimement justifiable autrement que par un préjugé culturel. Je veux dire par là que, si nous n’avons pas de difficultés à accepter la prise en charge étatique de l’aide à la procréation, ce n’est pas tellement parce qu’avoir un enfant est une aspiration très forte et très universelle (qui se rapproche d’un besoin) mais plutôt, à mon avis, parce que nous aimons que les autres aient des enfants (nous y trouvons un intérêt, matériel ou idéologique).

En effet, je pense que deux contre-exemples (peut-être un peu « provocateurs ») peuvent être mis en avant pour éclairer ce point. 

D’abord :

A/ Le désir d’être beau et physiquement jeune. Je pense que nous partageons tous le premier désir, et qu’à mesure que nous vieillissons nous partageons tous le second. Il s’agit donc d’un désir extrêmement répandu (et, je crois, en tout temps et tout lieu, même si sa force peut bien sûr varier). Ce désir peut parfois prendre une forme extrême, au sens où certaines personnes n’arrivent pas à être heureuses parce qu’elles se trouvent vieilles : la beauté peut donc apparaître comme une condition du bonheur. Pourtant, je crois que, sauf dans certains cas extrêmes (par exemple, les grands brûlés), nous ne considérons pas que la chirurgie esthétique doive être remboursée.

B/ Encore plus radical, le désir d’avoir des relations sexuelles. Je pense que chaque être humain désire avoir des relations sexuelles, et que l’absence totale de relations sexuelles au cours d’une vie peut réellement empêcher quelqu’un d’être heureux (je parle bien sûr d’une chasteté subie, et non d’une abstinence qui serait le résultat d’un choix délibéré). Je suis même quasiment certain que la grande majorité des individus considéreraient cette situation comme pire que la stérilité : plutôt une vie sans enfants mais avec du sexe qu’une vie sans sexe (sans sexe du tout, attention !) mais avec enfants. Pourtant, peu d’entre nous seraient prêts, pour cette raison, à non seulement autoriser mais également subventionner la prostitution pour les personnes qui ne parviennent pas, par ailleurs, à trouver des partenaires consentants.

Ma conclusion personnelle est que, si nous sommes prêts à accorder un « droit à l’enfant » au sens d’un droit créance, c’est-à-dire si nous pensons que l’Etat doit matériellement prendre en charge les pratiques d’aide à la fécondité (dès lors que nous les considérons comme moralement acceptables), ce n’est pas avant tout (ou pas seulement) parce que le désir d’enfant est très fort, très répandu, ou que son accomplissement peut être, pour de nombreuses personnes, un préalable au bonheur. C’est, je crois, parce que nous considérons qu’il est bon pour nous que les autres aient des enfants : les gens qui font des enfants (et qui les élèvent) nous semblent faire un acte en quelque sorte altruiste et qui profite à tout le monde. En revanche, nous sommes indifférents au fait que les autres parviennent à être plus beaux, ou arrivent à trouver des partenaires sexuels (à l’extrême, un sentiment d’envie peut même nous rendre ces faits désagréables !). Dans cette hypothèse, le droit à l’enfant serait plus un chapitre d’une politique naturaliste que la véritable continuation de l’Etat-Providence.

N.B. : il aurait peut-être également été intéressant de distinguer plus précisément ce qu’on met derrière « enfant » dans l’expression « droit à l’enfant ». Admettons en effet que l’on déclare un « droit à l’enfant » : s’agit-il du droit de faire un enfant, c’est-à-dire de créer un enfant porteur de la moitié de ses gènes ? Du droit d’élever un enfant ? (ce qui est bien différent, comme dans le cas de l’adoption) S’agit-il, pour les femmes, du droit de porter un enfant ?

Tous ces aspects sont très différents ; si l’on dit qu’avoir un enfant est une aspiration fondamentale, il faut au moins savoir si l’on parle de la création, de la gestation ou de « l’éducation ». Certaines sociétés, comme celle des spartiates (ou plus récemment, certains systèmes totalitaires) autorisaient les individus à avoir des enfants mais la garde de ceux-ci étaient confiée très précocement aux soins de l’Etat. A l’exact inverse, Lévi-Strauss, dans Tristes Tropiques, décrit une société amazonienne, les Mbaya, qui pratiquaient conjointement l’avortement systématique (sur eux-mêmes) et l’adoption systématique (d’enfants d’autres tribus).

POM