Cette semaine c’est Maya Paltineau, jeune chercheure préparant actuellement une thèse de doctorat à l’EHESS, en sociologie de la maternité, qui a accepté de répondre à mon invitation et de revenir pour nous sur un thème qui nous a souvent questionné au sein des Vendredis Intellos au point d’y avoir consacré plusieurs contributions et un mini-débriefing (que je vous invite vivement à lire ou relire!). Ce thème, c’est celui des liens entre féminisme et allaitement maternel, liens pour le moins complexes qui peuvent amener cette pratique et cette pensée à se répondre, à s’affronter, ou encore à se conjuguer…

Dans sa thèse, Maya Paltineau s’intéresse à l’affirmation des femmes par la maternité. Elle est également l’auteur de l’ouvrage « Femme sans enfant » paru aux Editions Universitaires Européennes en 2011.

Je vous laisse découvrir ci-dessous la première partie du travail de synthèse qu’elle a réalisé pour nous. Dans cette première partie, elle fera le point sur l’histoire de l’allaitement en France ainsi que dans quelques autres pays jusqu’à la fin du XXème siècle avant de consacrer sa deuxième partie à l’approfondissement de l’analyse des liens entre féminisme et allaitement maternel dans la France d’aujourd’hui.

De tous temps, ce qui touche à la maternité a été soigneusement ritualisé et codifié par chaque société. Et l’allaitement maternel, a lui aussi toujours été soumis aux différentes normes sociales. Les études et les questionnements sur l’allaitement sont révélateurs de la place des femmes dans notre société. Comprendre les représentations de l’allaitement, c’est comprendre les rôles sociaux des femmes, ainsi que leurs rapports aux hommes.

L’allaitement a été souvent accusé de brider la liberté des femmes, et de leur imposer la domination masculine. Tout au long des derniers siècles, on a fait et refait le procès de l’allaitement, notamment au nom des droits des femmes, et de ce qu’on a appelé le féminisme.

Aujourd’hui, le débat s’ouvre sur ce dernier point : on cherche à comprendre si l’allaitement est réellement une entrave à l’émancipation féminine, ou si, à l’insu de ce que l’on a pu affirmer dans les quarante dernières années, il peut être une forme de féminisme.

L’hypothèse est audacieuse, mais je souhaite vous la soumettre ici : le féminisme est-il compatible avec l’allaitement maternel ? Ou plutôt : comment est-il compatible ? De quel féminisme s’agit-il ? A quelles époques et dans quelles conditions l’allaitement maternel peut-il être vécu comme une marque d’émancipation féminine ?

J’évoquerai dans un premier temps sur l’histoire de l’allaitement en France jusqu’à la fin du XXème siècle, en m’attardant sur les moments où l’allaitement et le féminisme ont fusionné, et sur les périodes où ils se sont exclus l’un l’autre.

Dans un deuxième temps, nous ferons un bref détour par d’autres pays, pour comprendre dans quelles conditions le féminisme intègre l’allaitement maternel dans ses revendications.

Et enfin, nous reviendrons en France, dans la France d’aujourd’hui, au cœur des familles contemporaines, pour comprendre la place actuelle de l’allaitement maternel, et comment il redevient une forme d’émancipation féminine.

1. Féminisme et allaitement au cours des derniers siècles

Au cours de l’histoire, l’allaitement a été tantôt promu, tantôt décrié, tantôt réservé à certains groupes, tantôt délégué à des nourrices. Cela s’est fait en fonction de considérations économiques, sociales, politiques avant d’être une question de santé publique.

1.1. 18 ème et 19ème siècles

L’allaitement maternel n’a pas toujours été ressenti comme une corvée imposée aux femmes. Au contraire, il peut être perçu comme un véritable plaisir. En 1760, le Dr Desessartz demanda à une jeune mère ce qu’elle a éprouvé la première fois où elle a donné le sein : « Il m’est difficile de rendre ce qu’il s’est passé en moi, j’ai senti une commotion que je ne peux comparer qu’à celle que produit l’étincelle électrique, aussi vite qu’elle, elle m’a soulevée, m’a entraînée vers mon enfant, elle s’est bientôt épanouie dans tout mon corps, en y répandant une chaleur délicieuse, à laquelle a succédé le calme d’une volupté inexprimable, lorsque mon enfant a saisi le mamelon et a fait couler la liqueur que la nature et ma tendresse lui destinaient ». 1

Au XVIIIème siècle, dans les familles bourgeoises, la fonction maternelle était très valorisée, poussant certaines femmes de la noblesse à allaiter elles-mêmes leurs enfants. D’autres, qui n’allaitaient pas, optaient tout de même pour la mode de la nourrice à la maison, pour avoir l’opportunité d’éduquer leurs enfants. Marie-Antoinette, à la naissance de son premier enfant déclara « je veux vivre en mère, nourrir mon enfant, et me consacrer à son éducation. »2

Les féministes françaises du XIXe siècle étaient tout à fait favorables à l’allaitement maternel. Elles le percevaient comme un « devoir maternel » et comme une « question vitale de notre pays ». Elles luttaient contre la mise en nourrice, et revendiquaient leurs propres droits à allaiter leurs enfants. L’une d’entre elles, Marie Béquet de Vienne, féministe franc-maçonne, a même crée en 1876 la Société de l’Allaitement Maternel, qui fut intégrée à la Fédération française des sociétés féministes. Les journaux féministes parlaient de « ressusciter la maternité intégrale », montrant à quel point l’allaitement maternel était important dans leurs programmes de lutte.

Mais dès fin du XIXème siècle, la tonalité du discours changea, faisant du nourrisson un patient de la médecine moderne, et des soins de la petite enfance une affaire de santé publique. L’allaitement a commencé à être régulé et contrôlé par les médecins et par l’Etat. De plus, la croissance urbaine et le développement du travail des femmes ont réduit le nombre de mères élevant leur nouveau-né. Et dans les familles aisées, les obligations mondaines empêchaient le maternage, et rendaient l’allaitement difficile.

1.2. La première moitié du XXème siècle en France

Les combats féministes du début du XXème siècle voulaient intégrer l’allaitement maternel dans le nouveau mode de vie des femmes, de plus en plus présentes dans le monde du travail. Elles se sont battues pour instaurer sur lieu de travail des heures et des chambres d’allaitement et même des primes pour les femmes qui allaitaient. Le pourcentage des mères allaitantes est resté fort (90%) jusque dans les années 1930.

« Entre les deux guerres, les féministes françaises ont mis la maternité et l’allaitement au cœur de leurs préoccupations, luttant pour la reconnaissance de « la maternité, fonction sociale » (Henriette Alquier) ».3

Dans les années 1950, l’allaitement maternel connut un déclin considérable : seulement 51% des Françaises allaitaient leurs bébés au sein. Les premiers laits de vache en poudre ont fait leur apparition et ont tout de suite connu un franc succès. De plus en plus de familles ont adopté ce mode d’allaitement à cause de leurs conditions de vie et d’habitat, mais aussi parce que les industriels fournissaient en grande quantité des biberons, et du lait stérilisé en poudre bon marché. Ce nouveau mode d’allaitement était le produit et le reflet des grandes transformations économiques et sociales de l’époque : la mobilisation des femmes sur le marché du travail et l’expansion des biberons a rendu l’allaitement au sein moins systématique et de moins en moins pratiqué.4

1.3. Les années 1970 en France

Après la Deuxième Guerre mondiale et tout au long des années 1950 et 1960, on a assisté à un renversement de la tendance : la majorité des féministes dénoncèrent l’esclavage de la maternité et de l’allaitement.

Il y eut plusieurs fronts de lutte : contre les discriminations sur le marché du travail, dans le droit parental, et surtout dans les domaines de la contraception et de l’avortement. Sans vouloir faire ici l’inventaire exhaustif de tous les mouvements féministes des années 1970, nous pouvons citer Simone de Beauvoir, qui dans son ouvrage Le deuxième sexe, dénonce l’esclavage de la maternité, le Mouvement de Libération des Femmes, qui engagea plusieurs combats pour le droit à la contraception et à l’avortement, et les célèbres slogans « mon ventre m’appartient », « un enfant si je veux, quand je veux ». Il faut également citer Elisabeth Badinter, qui s’affirmait déjà parmi les féministes de l’époque, en défendant l’idée que les femmes doivent s’affranchir de tout ce qui peut les différencier des hommes. 5

Ces courants féministes plaçaient l’accent sur une vision égalitariste du féminisme. Ce sont des concepts essentialistes, prônant la reconquête par les femmes de leur corps, et cherchant à prouver que la femme est l’égale de l’homme sur tous les points.

Evidemment, ces discours ne pouvaient pas laisser de place à la différence somme toute biologique de la procréation, de la grossesse, et de l’allaitement. Ces réalités furent diabolisées et perçues comme des freins à l’émancipation de la femme. Avoir un enfant, et rester à la maison pour s’en occuper et l’allaiter étaient des pratiques totalement antinomiques avec le discours féministe égalitariste.

Ces mouvements ont eu un profond impact sur la société française, apportant un lot de victoires et d’améliorations de la condition féminine. Mais l’allaitement maternel en a inévitablement fait les frais : en 1972, les Françaises n’étaient plus que 36% à allaiter en maternité.

Dans les années 1990, certaines féministes ont continué à faire des revendications égalitaristes, en prenant pour cible l’allaitement maternel. En 1993, la Chronique féministe, dénonçait les manœuvres de l’OMS « pour, moralement, obliger les mères à allaiter », alors qu’ « allaiter est très fatigant pour la mère ».6

Et très récemment, les échos de ces courants féministes retentissaient encore sous la plus d’Elisabeth Badinter : « On va se ré-enfermer dans le modèle oppressif de la maternité. Cela m’inquiète énormément. On est en pleine régression ». « Le retour en force du naturalisme, remettant à l’honneur le concept bien usé d’instinct maternel et faisant l’éloge du masochisme et du sacrifice féminins, constitue le pire danger pour l’émancipation des femmes et l’égalité des sexes ». 7

2. Un détour par d’autres cultures

Si le féminisme français – tout du moins les courants qui ont émergé après 1968 – ont du mal à faire une place à la maternité et à l’allaitement, ce n’est pas le cas dans d’autres pays d’Europe et d’Amérique du Nord.

2.1. Les pays scandinaves

L’Europe du Nord bénéficie de taux d’allaitement très élevés en sortie de maternité et prolongés dans le temps. En Suède, 95 % des enfants sont allaités à la naissance, 79 % à deux mois 64 % à quatre mois et 40 % à 6 mois. En Norvège, tous les nouveau-nés sont allaités à la naissance et les deux tiers tètent encore à 6 mois. 8

Dans les pays scandinaves, les féministes se sont battues pour que soient reconnus les droits sociaux associés à la maternité (congés maternité, allocations, etc.). Et de manière étonnante, le pourcentage de femmes élues dans les différentes assemblées est le plus haut d’Europe, ce qui prouve que l’allaitement est tout à fait compatible avec un engagement des femmes dans la vie publique. L’allaitement maternel n’est pas perçu comme une entrave à la liberté des femmes, mais le droit d’allaiter fait bel et bien partie des revendications féminines. Le féminisme scandinave a eu l’effet inverse de ce que nous avons observé en France. Il s’agit d’un féminisme que l’on peut qualifier de différentialiste : il se base sur les différences biologiques entres les hommes et les femmes pour revendiquer la force de chaque genre. Ce type de féminisme fait de l’allaitement maternel un atout de la condition féminine, et le système social des pays scandinaves permet de le mettre en valeur comme une pratique enrichissante, normalisée, au lieu de le présenter comme une pratique marginale et dangereuse pour l’égalité homme-femme.

2.2. La Leche League et les USA

Les Etats-Unis se distinguent eux aussi dans la conciliation du féminisme avec l’allaitement maternel, et ce depuis la naissance de La Leche League en 1956 et son développement extraordinaire ces cinquante dernières années. Cette organisation – n’en déplaise à certains – est un mouvement féministe. Comme le dit Mary-Ann Cahill, l’une des fondatrices de La Leche League : « Même si nous ne le réalisions pas à l’époque, nous étions les précurseurs du mouvement de “libération de la femme”, dans la mesure où il était pour nous capital d’avoir le contrôle sur les décisions importantes de notre vie, comme la façon d’accoucher ou de nourrir nos bébés. »9 L’allaitement est une forme de militantisme pour le droit des femmes, en ce sens qu’il permet aux femmes d’affirmer leurs décisions individuelles, de se réapproprier leur corps, et de prendre confiance en elles et en leur pouvoir en tant de mères. Les membres de la Leche League ne sont pas des femmes passives, subordonnées à leurs maris ou à leurs enfants. Ce sont des femmes qui prennent leur vie en main, et qui n’ont pas peur d’affirmer leur opinion (et le sujet controversé de l’allaitement n’est qu’un des domaines dans lesquels elles s’investissent). On peut lire dans les publications de l’organisation : « Yes, I want to be liberated ! I want to be free ! I want to be free to be a woman ! ». La brochure de La Leche League de 1993 déclarait : « Chaque mère qui allaite son bébé est une actrice du changement social. »

Ici encore, nous retrouvons un courant de féminisme différentialiste, qui ne nie pas les différences entre les hommes et les femmes, mais qui en fait une force et un axe de revendication.

Penny Van Esterik, une féministe américaine reprend très justement toutes les raisons d’intégrer l’allaitement dans les luttes féministes :

– « l’allaitement suppose des changements sociaux structurels qui ne pourraient qu’améliorer la condition des femmes ;

– l’allaitement affirme le pouvoir de contrôle de la femme sur son propre corps, et met en question le pouvoir médical ;

– l’allaitement met en cause le modèle dominant de la femme comme consommatrice ;

– l’allaitement s’oppose à la vision du sein comme étant d’abord un objet sexuel ;

– l’allaitement exige une nouvelle définition du travail des femmes qui prenne en compte de façon plus réaliste à la fois leurs activités productives et leurs activités reproductives ;

– l’allaitement encourage la solidarité et la coopération entre femmes, que ce soit au niveau du foyer, du quartier, au niveau national et international. »10

Notes bibliographiques:

1 Une histoire de l’allaitement, Didier Lett et Marie-France Morel, 2006.

2 Ibid.

3 « L’allaitement est-il compatible avec le féminisme ? », Claude-Suzanne Didierjean-Jouveau, , 2003.

4 L’allaitement, de la naissance au sevrage, Marie Thirion, 1999.

5 « Allaitement et féminisme », Julia Laot, 2010.

6 Claude-Suzanne Didierjean-Jouveau, Op. Cit.

7 Le conflit : La femme, La mère, Elisabeth Badinter, 2010.

8 Promotion de l’allaitement maternel. Quelle place pour le médecin généraliste ?, Céline Ruelland-Mayol,2003.

9 Claude-Suzanne Didierjean-Jouveau, Op. Cit.

10 Claude-Suzanne Didierjean-Jouveau, Op. Cit.

Pour finir cette première partie, je vous renvoie à l’article complet de Claude-Suzanne Didierjean-Jouveau, qui s’était déjà intéressée à cette problématique en 2003