Après en avoir entendu parler souvent, pour avoir soulevé des opinions divergentes (il en a d’ailleurs déjà été question sur les Vendredis Intellos: ici,  ou ), je voulais me faire mon propre avis sur Le conflit/ La femme et la mère d’Elisabeth Badinter. J’ai pu l’emprunter grâce à la bibliothèque volante des VIs (merci :)

 

Je livre ici mes impressions.

 

Le désir d’enfant

Dans ce livre polémique, l’auteur interroge le désir d’enfant : ce qui me frappe dans cette analyse est l’absence de considération « psy« . Je sais bien que l’auteur est philosophe et que son angle d’attaque n’est donc pas nécessairement psychanalytique…

Mais faire un enfant, c’est, selon moi, tout sauf rationnel. Elle le dit d’ailleurs au début du livre en démontrant que le désir d’enfant est « injustifié ». En effet, je pense qu’il est d’abord et surtout une réparation. Celle de notre enfance, des projets que nous n’avons pas réussi à mener à bout, etc. Elle répond à notre complexe d’œdipe et notre désir de faire plaisir à notre père, etc. En cela, il faudrait 10 ans d’analyse au bas mot pour être capable de synthétiser ce désir en une seule phrase.

Tout choix suppose une réflexion sur les motifs et les conséquences. Mettre un enfant au monde est un engagement à long terme qui implique de donner la priorité à celui-ci. C’est la décision la plus bouleversante qu’un être humain est amené à prendre dans sa vie. La sagesse commanderait donc qu’il y regarde à deux fois et s’interroge sérieusement sur ses capacités altruistes et le plaisir qu’il peut en tirer. Est-ce toujours le cas ?

Et de fait, il n’est pas simplement question d’épanouissement mais plutôt de construction. Il me semble que la plupart des femmes ne sont pas capables d’objectiver leur vision d’une vie réussie au point d’être capable de dire posément qu’une carrière professionnelle brillante suffit parce qu’elle comblera ce qui a manqué à l’enfant tant dans sa relation à sa mère que dans sa relation à son père. Non, la vie se bâtit lentement une pierre après l’autre, à force d’essais et d’erreurs.

 

Le fantasme de la maternité

Dans la première partie de cet ouvrage, l’auteur démolie le fantasme de la maternité : à travers l’exemple d’une écrivain presque exclusivment [Eliette Abecassis, Un heureux évènement], elle extrapole les difficultés que l’on peut éprouver les premiers mois avec un bébé dont on n’a pas encore trouvé le mode d’emploi. Mais en quoi un exemple peut-il être aussi hâtivement généralisé et les toutes premières semaines préjuger des années à venir ? Il faut aussi bien se dire que les trains qui arrivent à l’heure ne font pas de bonnes histoires…

Les épreuves de la maternité sont réelles mais toute confrontation avec la réalité l’est, à chaque étape de la vie depuis que le tout petit enfant que nous étions a dû à expérimenter la frustration : études, histoires d’amour, deuils, déménagements, changement de travail,…

Pourtant, avant de prendre leur décision, rares sont les femmes (et les couples) qui se livrent lucidement au calcul des plaisirs et des peines, des bénéfices et des sacrifices. Au contraire, il semble qu’une sorte de halo illusoire voile la réalité maternelle. La future mère ne fantasme que sur l’amour et le bonheur. Elle ignore l’autre face de la maternité faite d’épuisement, de frustration, de solitude, voire d’aliénation avec son cortège de culpabilité. A lire les récents témoignages de mères, on mesure à quel point elles sont peu préparées à ce bouleversement. On ne m’avait pas prévenue, disent-elles, des difficultés de l’aventure.

L’instinct maternel

Alors qu’elle semble l’avoir déjà fait dans L’amour en plus (je ne l’ai pas – encore – lu), Badinter justifie aussi l’absence d’instinct maternel. Le texte est tellement rageur qu’on a l’impression que cette dame se justifie en long, en large et en travers de ne pas avoir ressenti quoi que ce soit de « spécial » pour ses enfants ?

Et pourtant, je pense qu’elle a raison: l’instinct maternel n’a rien d’obligatoire. De nombreuses mères n’arrivent pas à éprouver de sentiments à la hauteur de ce qu’elles avaient préalablement imaginé… Mais à l’extrême inverse, il existe un instinct tout autre : celui du coucou, qui n’élève pas ses petits et les pond dans le nid d’un autre… rien d’anti-naturel donc, même si parfois indicible.

En vérité, il n’y a pas deux façons de vivre sa maternité, mais une infinité, qui interdit de parler d’un instinct fondé sur le déterminisme biologique. Celui-ci dépend étroitement dépend étroitement de l’histoire personnelle et culturelle de chaque femme. Si nul ne nie l’intrication entre nature et culture, ni l’existence des hormones de maternage, l’impossibilité de définir un comportement maternel propre à l’espèce humaine affaiblit la notion d’instinct et avec elle, celle de « nature » féminine. L’environnement, les pressions sociales, l’itinéraire psychologique semblent toujours peser plus lourd que la faible voix de « notre mère Nature ».

L’allaitement

Un long passage présente aussi la Leche League comme à l’origine de toutes les recommandations officielles. Comme si on ne pouvait reconnaître aucune légitimité scientifique ou médicale aux prescriptions de l’OMS. Cette longue diatribe pue la théorie du complot: la Leche League tirerait toutes les ficelles possibles afin que le monde entier s’acharne à obliger les femmes à allaiter…

L’Organisation mondiale pour la santé et l’UNICEF s’emparent du problème pour ne plus le lâcher. La Leche League va trouver la des appuis inespérés. Dès octobre 1979, elle envoie des représentants au colloque commun organisé à Genève par l’OMS et l’UNICEF, qui conclut à la nécessité de l’allaitement. Deux ans plus tard, la League obtient le statut de consultant à l’UNICEF et va s’employer à faire de l’allaitement un problème de santé publique mondial.

Badinter prétend même que le corps médical est uni pour annihiler toute tentative d’opposition à l’allaitement. Pourtant, je connais beaucoup de contre-exemples (y.c. personnels) de cette soi-disant alliance pro-allaitement.

Rares sont ceux qui se risquent à critiquer la nécessité d’allaiter dans les pays développés, et il faut un sacré caractère aux jeunes accouchées pour braver les consignes des infirmières et puéricultrices.

Dans mon cas, ça aurait plutôt été: « il faut un sacré caractère pour surmonter les critiques et découragements des infirmières et puéricultrices… »

Rien n’évoque par ailleurs un potentiel désir intrinsèque des mères ou encore une frustration de leurs propres mères qui aurait conduit à ce « retour ». Elles ne sont encore une fois qu’un pur produit de la société, non une histoire personnelle complexe et ramifiée.

En revanche et cela me dérange beaucoup, rien ne décrit les pratiques de l’industrie agro-alimentaire pour promouvoir le lait artificiel tout en soutenant l’injonction à la femme de se libérer de ses seins. Comme si on pouvait les considérer comme des organismes caritatifs ne cherchant que le bien d’autrui et non un quelconque profit… Bien au contraire, elle ne fait que souligner les bienfaits et les progrès des laits maternisés.

Seule, Linda Blum, sociologue américaine osa écrire dans son étude sur le sein qu’on avait gonflé les avantages de l’allaitement dans les pays développés. Que nombre des bénéfices proclamés étaient loin d’être établis et appelaient d’autres recherches ; enfin que les laits artificiels (ou maternés) ne cessaient de s’améliorer pour reproduire les mêmes avantages que le lait maternel. Propos iconoclastes dont les médias se font peu l’écho !

La pression sociale

La très longue condamnation de la pression exercée sur les femmes pour être de bonnes mères s’articule autour de plusieurs axes.

Ces pressions commencent déjà lors de la grossesse : l’auteur se lance dans une diatribe contre les interdictions de boire ou de fumer qui semblerait venir d’un autre temps si elle n’était pas quelque peu dangereuse…

Celles qui n’ont jamais fumé une cigarette ou but un verre de vin de leur vie applaudissent des deux mains. D’autres se refusent à abandonner leurs habitudes « vicieuses ». Mais la plupart tentent de se conformer au nouveau diktat du principe de précaution.

Elle jette largement l’opprobre sur les associations (toutes celles tournées vers le maternage) sans mentionner le fait que notre société a déconstruit le lien familial intergénérationnel… Vivre dans une grande maison, entourée de sa mère, de sa grand-mère, tantes, belle-soeurs… permettrait sans aucun doute de recevoir les conseils et attentions nécessaires aux premiers mois de la jeune mère et de son enfant. Pourquoi alors s’en prendre vivement aux doulas qui répondent manifestement – et comme Badinter le reconnait elle-même – très bien à ce besoin ?

Sa formation ? Essentiellement son expérience personnelle de mère complétée par des connaissances en physiologie de la grossesse, sur la naissance, le nouveau-né, l’allaitement, etc. Il s’agit avant tout « du principe de la transmission de femme à femme, sur le partage de l’expérience et sur l’échange dans l’accompagnement ».

Pour contre-balancer la démonstration véhémente de la pression sociale qui nous enferme dans le rôle de « la bonne mère », un passage sur la tyrannie du monde du travail qui nous exclue lorsqu’on ne lui sacrifie pas tout aurait permis de jouer l’avocat du diable. En effet, le choix n’est pas forcément réel quand on est mal dans son travail, mal avec ses collègues, mal dans sa profession et qu’on ne gagne pas suffisamment d’argent pour justifier l’emploi d’une nounou… C’est une réalité tout aussi complexe qui permettrait de nuancer sa vision de la liberté de choix mais qu’elle ne fait qu’effleurer.

La négociation est d’autant plus difficile à réussir que les exigences sont grandes de part et d’autre. L’idéal maternel se heurte de plein fouet aux contraintes de plus en plus dure du monde du travail. Comment répondre à l’un sans sacrifier l’autre ?

Son propos plonge finalement dans le paradoxe total lorsque, malgré sa défense des politiques familiales susceptibles de décharger les mères de la pression morale et de prendre en compte leurs aspirations, elle constate que le choix n’est pas plus libre là où la politique est la plus incitative. Alors, Badinter se recentre sur le modèle français qui échappe certes aux statistiques mais qui fait perdre au discours toute prétention d’universalité.

Plus on allège le poids des responsabilités maternelles, plus on respecte les choix de la mère et de la femme, et plus celle-ci sera encline à tenter l’expérience, voire à la renouveler. Soutenir la maternité à temps partiel, que d’aucuns considèrent pourtant comme insuffisante et donc coupable, est aujourd’hui la voie royale de la reproduction. En revanche, exiger de la mère qu’elle sacrifie la femme qui est en elle ne peut que retarder encore plus l’heure de la première maternité et même la décourager.

La femme plurielle

Quand finalement, Badinter fait perdre à la mère sont statut de femme étroitement corrélé à sa fonction sexuelle, l’ouvrage touche à la caricature. La mère perdrait tout intérêt pour l’acte sexuel et négligerait son couple : si cette phase est traversée lors des premiers mois par la plupart des jeunes mères, la généralisation frise la satire.

Pour les unes, les activités liées à la maternité sont désexualisantes donc déféminisantes. La maternité est associée à des « sacrifices », à la perte de leur identité féminine. Pour les autres, le désir d’enfant leur est totalement étranger et la notion même d’instinct maternel n’a aucun sens.

 

Je suis réceptive et particulièrement perméable aux injonctions du maternage dit proximal. Je veux être une bonne mère. Ce livre aura eu le mérite de me faire remettre en cause et prendre du recul par rapport à certaines de ces prescriptions. Il est légitime par exemple de s’interroger sur le fait que 100% des femmes suédoises allaitent à la naissance de leur enfant… Néanmoins, il est trop clivant, le choix du vocabulaire est souvent trop négatif pour être parfaitement convaincant.

Je trouve que l’auteur a une vision manichéenne qui, dès le titre, dissocie la femme d’une part et la mère d’autre part, l’intérêt d’un côté, le désir de l’autre. Tout le long du livre, dans les constructions des phrases, la femme en tant que personne est opposée à la mère en tant que fonction. C’est méconnaître la complexité de l’individu qui est capable de davantage de subtilité : on peut allaiter et travailler (dans la même journée, pas forcément au même endroit…), on peut faire certains choix pour quelques mois sans qu’ils retombent sur nous pour des années, il y a un temps pour la mère et un temps pour l’amante (sans renoncer ni à l’une, ni à l’autre), etc.

Je sais qu’elle défend une thèse mais pour être trop peu nuancée, je n’arrive pas, malgré des tentatives de démonstration éloquente, à la trouver persuasive.
Néanmoins, comme la fin du livre semble enterrer la hache de guerre à travers la figure de la femme française (et malgré ce qu’il y a de bizarre à ce que Badinter utilise une figure stéréotypée alors qu’elle a tenté de dichotomiser les différentes facettes des femmes tout au loin du livre), je souhaiterais néanmoins conclure par une phrase qui me semble – enfin – mesurée et dans laquelle je me suis retrouvée, une citation où la femme ne s’attaque pas à la mère :

En ce début de XXIe siècle, la majorité des Françaises reste attachée à la trilogie des rôles : conjugal, maternel et professionnel. Pour elles, la maternité représente un facteur d’épanouissement nécessaire mais pas suffisant.

 

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Euphrosyne