Je n’ai jamais été particulièrement préoccupée par la santé bucco-dentaire de mes enfants allaités un peu plus longtemps que notre culture a l’habitude de voir. Les seuls soucis de caries qui se sont posés concernent mon aîné qui, justement, avait été allaité pendant une durée beaucoup plus courte. Aussi ai-je été fort surprise lorsque plusieurs mamans m’ont posé la question de savoir si l’allaitement long pouvait induire un risque plus accru pour l’enfant de présenter des caries. La littérature scientifique qui m’était passée entre les mains jusqu’ici, ne m’avait jamais laissé entrevoir qu’il puisse y avoir un problème. Les interrogations sur ce sujet émanent bien souvent de certains dentistes, qui évoquent la forte teneur en sucres du lait maternel et comme on le sait, le sucre favorise le développement de la carie. Bref, aucun problème pour eux quant à l’allaitement exclusif jusqu’à 6 mois mais le prolongement au-delà de 12 mois (voire jusqu’aux deux ans de l’enfant -préconisation OMS-) leur fait un peu plus grincer les dents même si le sujet reste très controversé. Qu’en est-il en réalité ? A-t-on pu comparer l’état dentaire de différents groupes d’enfants, les uns allaités longuement et les autres non allaités ? A-t-on des arguments biologiques permettant d’évaluer un risque accru de caries dentaires lors d’un allaitement long ?

Un travail de recherche sur ce sujet [1] a été publié récemment (2013) dans le journal « Clinical Lactation » et l’approche me paraît très intéressante, car le sujet est abordé sous différents angles : je vous en propose quelques extraits (et quelques petits recherches en plus).

Breastfeeding_infant

1- Les sucres dans le lait maternel, lien suspecté avec le risque de carie Dans cette famille de nutriments, la molécule la plus abondante est le lactose. Le lactose est un disaccharide (deux molécules de glucose assemblées – dont l’une est « retournée »-). Parmi toutes les espèces de mammifères, le lait humain est l’un des plus riches en lactose, particulièrement utile pour le développement du tissu cérébral. Des anthropologues ont montré que les espèces les plus évoluées, sont celles qui produisent du lait à forte teneur en lactose. (Nous en avions parlé ICI). Une autre spécificité du lait humain (notamment le colostrum) est la présence d’oligosaccharides  (plusieurs sucres « simples » reliés entre eux).

Bref  particulièrement riche, en divers sucres (des sucres utiles pour le cerveau), il y a de quoi affoler les dentistes (qui veulent juste prendre soin de vos dents !). Parce que les bactéries qui creusent les dents, ont besoin de sucre pour se multiplier. Plus nombreuses, le travail de sape de l’émail en est facilité.

L’académie américaine de dentisterie pédiatrique, s’inquiète même dès la sortie des premières dents lactéales.

The American Academy of Pediatric Dentistry does not endorse the recommendation of extended breastfeeding past 12 months of age, or after the first tooth eruption, as theu believe it poses a risk for early childhood cavities (2011).

Oui mais il y a sucres, et sucres…et tous ne sont pas équivalents ! Creusons un peu le sujet (pas l’émail). 2- Les causes des caries dans la petite enfance

Les bactéries présentes dans la bouche, s’attaquent à l’émail des dents de la façon suivante. Elles utilisent les sucres consommés pour se développer, s’attacher les unes aux autres en formant un biofilm et produire des acides. La baisse de pH qui en résulte peut être si forte, que la décalcification de la dent peut se produire.

La carie est un problème délicat à évaluer car il est multifactoriel. Pour un enfant, cela dépend du type de bactéries buccales (cariogènes ou pas), de la présence de sucres, des caractéristiques (nature physico-chimique) de sa dentition et de son mode de vie : hygiène dentaire, attitude des parents, recours plus ou moins fréquent à des médicaments, et habitudes alimentaires (au sens plus large que les sucres). La publication [2] évoque aussi une association entre le niveau de vitamine D de la mère pendant sa grossesse et les risques de caries chez l’enfant. Un manque de vitamine D peut avoir un effet sur la calcification des premières dents, prédisposant à une moindre qualité de l’émail qui peut plus facilement se déminéraliser.

En ce qui concerne le facteur spécifique « sucres », puisque c’est sur ce point que l’allaitement est mis en cause, ce qui compte c’est : – la fréquence d’exposition, – la période pendant laquelle il est consommé (pendant les repas ou entre les repas), – la nature même des sucres.

Le plus problématique concerne la consommation de sucres en dehors des repas et durant la nuit : la sécrétion de salive est alors moins importante ce qui ne facilite pas drainage des sucres. Ils stagnent alors autour des dents.

Quid du lait maternel ? L’effet cariogène du lait maternel SEUL, a été étudié [3]. Il n’a pas été montré d’augmentation d’acidité, ni de décalcification de l’émail sur des enfants âgés de 12 à 24 mois après consommation de lait maternel. Néanmoins, le pouvoir tampon (faculté de maintenir la valeur du pH après ingestion d’un autre aliment) du lait maternel est moindre que celui du lait de vache. Ces deux résultats mis bout à bout conduisent les chercheurs à affirmer que : – le lait maternel seul n’amène pas de risque de caries plus élevé, – le lait maternel consommé avec un régime riche en sucres, peut présenter un risque plus élevé. C’est ce second effet qui peut parfois être mis en évidence dans les études, jetant le discrédit sur le lait maternel.

 Breast milk contains carbohydrates and sugar. However, it was only with other food that this became an issue

La nature des sucres est également un point important dans la mesure, où les bactéries cariogènes (« Streptococcus mutans ») ne consomment pas tous les sucres de façon équivalente. Le lactose présent en grande quantité dans le lait maternel n’intéresse pas vraiment ces bactéries qui préfèrent dégrader les sucres classiques présents dans l’alimentation tels que le saccharose (ou sucrose), le fructose, le glucose.

Streptococcus_mutans

Streptocoque mutans, ennemi public N°1 de nos dents !

3- Allaitement long et caries : revue des études

Les meilleurs niveaux de preuves sont fournis par les essais randomisés contrôlés (RCT) : étude menée en double aveugle avec deux groupes (un groupe de contrôle et un groupe sur qui on teste une pratique ou un traitement), et les personnes participant sont orientées au hasard vers l’un ou l’autre groupe.

L’étude de Kramer [4] rentre dans ce cadre. Elle a consisté à examiner l’état dentaire d’enfants de 6 ans (certains étaient nés dans un établissement encourageant l’allaitement, d’autres dans un établissement classique (groupe de contrôle)). Les taux d’allaitement dans le groupe expérimental était effectivement plus élevé (7 fois plus élevé que dans le groupe de contrôle). Or, aucune différence de l’état dentaire (nombre de dents cariées ou « plombées ») n’a été notée.

Après les RCT, ce sont les méta-analyses qui sont les plus intéressantes dans la mesure où la synthèse des résultats de différentes équipes indépendantes permet de réduire les biais de raisonnement en tous genres et augmente la confiance dans les conclusions. De nombreuses méta-analyses montrent malheureusement beaucoup de résultats contradictoires qui s’expliquent essentiellement par une faiblesse de méthodologie (par exemple beaucoup d’études ne prennent pas en compte le régime alimentaire autre que le lait maternel)

Quelques études de cohorte rétrospective [5] [6] ont également été menées sur ce sujet (respectivement 206 et 504 enfants observés).  Les résultats montrent que l’allaitement prolongé n’était pas un facteur de risque et que l’allaitement maternel de nuit ne provoquait pas de caries (alors que le lait des formulations plus riche en sucres « utiles » aux bactéries devait être limité la nuit).

On account of its association with Early Childhood caries, milk-bottle feeding at night should be limited, whereas prolonged breastfeeding appears to have no such negative dental consequences.

Enfin, il est également bon de noter que les études [7] qui regardent l’incidence des caries des cultures primitives, où allaitement à la demande (jour et nuit) et de longue durée est dans la norme, ont rapporté des niveaux de dents cariées très bas chez les enfants.

Conclusion Bref, sur la base d’études fiables correctement menées, il apparaît que l’allaitement long ne favorise pas la recrudescence des caries chez l’enfant sous réserve d’appliquer ces règles de bon sens : – hygiène dentaire suffisante, – consommation de sucres modérée et ce, plutôt pendant les repas (sucreries, confiseries entre les repas, montrées du doigt !) L’allaitement de nuit, dans la mesure où il s’agit du seul aliment consommé, ne favorise pas non plus les caries. Le lactose du lait humain intéresse assez peu les bactéries dévoreuses d’émail.

Vous pouvez retrouver cet article publié sur mon blog, ICI

Pascale72

Références :
1- V. Lavigne, « breastfeeding and dental caries », Clinical Lactation, Vol 4 (1), pp 12-16, 2013

2- Schroth, R. J., « Influence of Maternal Prenatal Vitamin D Status on Infant Oral Health »,  University of Manitoba, http://hdl.handle.net/1993/4274

3- Erickson P. R, « Investigation of the role of human breast milk in caries development », American academy of Pediatric Dentistry, Vol 21(2), 1999

4- Kramer et al., « The effect of prolonged and exclusive breast-feeding on dental caries in early school-age children. New evidence from a large randomized trial. » Caries Research, 2007;41(6):484-8. Epub 2007

5- Nunes, « Association between prolonged breast-feeding and early childhood caries: a hierarchical approach. » Community Dentistry and Oral Epidemiology, 2012 Dec;40(6):542-9

6- Mohebbi, "Feeding habits as determinants of early childhood caries in a population where prolonged breastfeeding is the norm », Community Dentistry and Oral Epidemiology, 2008 Aug;36(4):363-9 7- Rosebury T., Karshan M,  » Dietary habits of Kuskokwim eskimos with varying degrees of dental caries », Journal of Dental Reasearch, Vol 16 (37), 1937