J’ai assisté récemment à un colloque concernant la prévention de l’illettrisme.

L’intervention qui a ouvert la journée était celle de Dominique Rateau, présidente de l’agence Quand les livres relient, qui réunit « plusieurs associations riches d’expérience de lectures partagées, riches aussi d’une réflexion menée depuis plusieurs années sur la rencontre des adultes et des tout-petits autour des livres d’images ».

Son intervention a insisté sur le fait que pour prévenir l’illettrisme, il faut s’interroger sur ce que nous appelons lire.

Elle a donc dit que lire, ce n’était pas seulement déchiffrer le code, mais aussi lui attribuer un sens. Par exemple, on peut déchiffrer un texte en italien ou des articles du code du travail, mais cela ne signifie pas forcément qu’on les lit. Si on décode sans comprendre, ce n’est pas de la lecture.

Inversement, on peut « lire » (donner du sens) autre chose que des livres, et même à peu près tout dans notre environnement. Dominique Rateau cite alors « Une histoire de la lecture » d’Alberto Manguel :

Les lecteurs de livres, dans la tribu desquels j’entrais sans le savoir (nous nous croyons toujours seuls à chaque découverte, et chaque expérience, de la naissance à la mort, nous paraît formidable et unique), développent ou concentrent une fonction qui nous est commune à tous. Lire des lettres sur une page n’est qu’un de ces nombreux atours. L’astronome qui lit une carte d’étoiles disparues, l’architecte japonais qui lit le terrain sur lequel on doit construire une maison afin de la protéger des forces mauvaises ; le zoologue qui lit les déjections des animaux dans la forêt ; le joueur de cartes qui lit l’expression de son partenaire avant de jouer la carte gagnante ; le danseur qui lit les indications du chorégraphe, et le public qui lit les gestes du danseur sur la scène ; le tisserand qui lit les dessins complexes d’un tapis en cours de tissage ; le joueur d’orgue qui lit plusieurs lignes musicales simultanées orchestrées sur la page ; les parents qui lisent sur le visage du bébé des signes de joie, de peur ou d’étonnement ; le devin chinois qui lit des marques antiques sur une carapace de tortue ; l’amant qui lit à l’aveuglette le corps aimé, la nuit, sous les draps ; le psychiatre qui aide ses patients à lire leurs rêves énigmatiques ; le pêcheur hawaïen qui lit les courants marins en plongeant une main dans l’eau ; le fermier qui lit dans le ciel le temps qu’il va faire – tous partagent avec le lecteur de livres l’art de déchiffrer et de traduire des signes. Certaines de ces lectures sont colorées par la notion que l’objet lu a été créé dans ce but spécifique par d’autres êtres humains – la musique, par exemple, ou la signalisation routière – ou par les dieux – la carapace de tortue, le ciel nocturne. Les autres relèvent du hasard.

Et pourtant, dans chaque cas, c’est le lecteur qui lit le sens : c’est le lecteur qui accorde ou reconnaît ) un objet, un lieu ou un événement une certaine lisibilité ; il revient au lecteur d’attribuer une signification à un système de signes et puis de le déchiffrer. Tous, nous lisons nous-mêmes et nous lisons le monde qui nous entoure afin d’apercevoir ce que nous sommes et où nous nous trouvons. Nous lisons pour comprendre, ou pour commencer à comprendre. Nous ne pouvons que lire. Lire, presque autant que respirer, est notre fonction essentielle.

Dominique Rateau explique donc que nous pouvons lire avant de maîtriser le code de lecture, avant d’apprendre à déchiffrer un texte. Elle insiste en particulier, puisque c’est le sujet du colloque, sur le fait que les bébés « lisent » leur environnement. Elle dit donc :

Nous sommes tous nés lecteurs.

Ce qu’elle a développé ainsi dans un article intitulé « Entrer dans les écrits par la voix d’un autre » (article passionnant que je vous invite vivement à lire) :

Un bébé qui vient de naître est d’emblée confronté à la complexité de la vie, à la complexité des émotions, des sensations… à la complexité du monde qui l’entoure. (…) Désormais, il respire et rencontre une multitude de sensations nouvelles. Pour pouvoir vivre, le tout-petit, en quête de sens, va donc devoir interpréter le monde. Nous pouvons dire que dès notre mise au monde, nous le lisons. Dès notre naissance, nous « devons » lire.

Mais qu’est-ce que cette façon de voir les choses entraîne dans la manière de considérer le livre et dans le rapport avec ceux qui ne savent pas déchiffrer et lire les textes ?

Tout d’abord, elle sert à rappeler que la lecture d’un album, en particulier d’un album sans texte, c’est donner du sens à une suite d’image. Et que c’est une lecture en soi, et pas seulement un passage vers la lecture de texte. De même, les livres d’images ne sont pas de la sous-littérature avant de passer à la vraie littérature. Des livres d’images peuvent nous questionner et nous interroger, enfants comme adultes, sur nos représentations du monde. Par exemple, « c’est qui le petit ? » de Corinne Dreyfuss et Virginie Vallier interroge les notions de petit et de grand avec de superbes photos.

c'est qui le petit

Ensuite, qu’il n’y a pas de rupture franche entre ceux qui savent lire et ceux qui ne savent pas lire. On continue tous, au quotidien, à apprendre à lire. Et les tout-petits nous y aident, puisqu’ils sont capables de lire finement une image. Mes collègues et moi-même avons tous fait l’expérience du tout-petit qui met le doigt (au sens propre) sur un détail que nous n’avions pas vu alors que nous avons lu le texte dix fois et qui éclaire l’illustration. Un exemple : dans un peu perdu de Chris Haughton, mon collègue n’avait pas vu qu’on repérait dès la deuxième page tous les animaux qui allaient apparaître au fil des pages.
un peu perdu 2

On est donc dans l’idée de découvrir ou redécouvrir le livre ensemble, de partager un moment, et pas dans l’idée qu’un sait et que l’autre ne sait pas. La lecture se fait alors rencontre, que ce soit avec le tout-petit ou ses parents, qui peuvent être non lecteurs ou en tout cas qui peuvent avoir besoin de réapprendre à lire les livres d’images.

Et en ce qui concerne la prévention de l’illettrisme, thème du colloque dont fait partie cette conférence ? Pour que l’apprentissage du code de lecture se passe bien, il doit faire partie de quelque chose qui est en nous, pour faire sens. C’est en lisant qu’on apprend à lire et si les enfants ont accès au livre dès le début de leur vie, on peut conforter leur confiance en eux et en leur capacité à lire (tu lis depuis toujours : tu regardes, tu écoutes, et tu interprète, on va simplement t’apporter un code supplémentaire) et on peut associer la lecture à du plaisir, ce qui est indispensable pour éviter la « nausée de l’écrit ».

Lire aux tout-petits afin de les familiariser avec le livre, la lecture et partager le plaisir d’une lecture, c’est quelque chose que j’ai découvert il y a plusieurs années maintenant. J’ai découvert peu à peu à quel point ils peuvent aimer cela, et à quel point ils sont capables d’analyser précisément une image et de mettre le doigt sur un détail. J’ai déjà fait une série d’article sur la lecture aux tout-petits (première partiedeuxième partietroisième partiequatrième partiecinquième partie) et pour ma première contribution au blog des vendredis intellos, j’ai parlé de lecture aux tout-petits et de bibliothèque. J’ai donc particulièrement apprécié cette conférence qui m’a permis d’élargir encore mes horizons et je suis ravie de reparler de ça ici.

Lila et le magicien