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Sur les Vendredis Intellos, on s’interroge beaucoup sur la place des écrans dans la vie de nos enfants. Télévision, ordinateur, tablette, smartphone… ils envahissent leur environnement jusque dans la salle de classe ! Faut-il exposer les enfants de moins de 6 ans aux écrans ? se demandait ainsi récemment Déclickids en réaction au rapport de l’Académie de Médecine sur la question. Rapport largement débattu ici aussi par Phypa suite à un article du Monde qui affirmait que « laisser les enfants devant un écran est préjudiciable ». Mèrecruelle posait quant elle ironiquement la question Quoi, t’as pas ta tablette ? quand Phypa répondait par la tablette, nouveau doudou.  Sans aucun doute, cette question des écrans nous taraude tous !
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Oui mais, on parle contenant là ! C’est bien joli de disserter des heures sur la question de quel âge, combien de temps, avec les parents ou seul etc… Mais finalement, le plus important ne serait-il pas le contenu ?! (j’ai l’air de poser naïvement la question, alors qu’en fait je suis convaincue de la réponse !) Donc aujourd’hui, pour les guests des VI, il sera question de contenant, oui ma bonne dame. Jetons un œil à l’intérieur du bocal.
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Il y a quelques semaines, j’apprenais via MmeD que le site web poissonrouge.com risquait de fermer. Mon sang n’a fait qu’un tour ! Quoi ?? Ce truc formidable qui a appris à ma Grande Poulette à manier avec dextérité la souris en débarrassant la baleine à bosse de ses coquillages avant même de savoir parler, puis à réciter l’alphabet en grec, ce site qui nous tire une larme chaque fois qu’on entend la musique des petits avions (pour les plus rockeurs, allez écouter cette version de la souris verte…) ? Ce site génial, gratuit, sans pub, au graphisme détonnant et pas gnan gnan, sans aucun lien vers l’extérieur donc sans danger pour les mômes, sur lequel on a d’abord joué avec Grande Poulette, puis on l’a laissée seule, et maintenant on la voit montrer tous les trucs à sa Petite Poulette de jeune sœur va fermer ? Nan nan nan pas possib’, horreur et damnation, c’en est fini de nos siestes crapuleuses du week-end…
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Bon, sérieusement, j’ai voulu en savoir plus. Qui se cache derrière ce site ? Quelles sont les réflexions éducatives (y en a t’il d’ailleurs…) qui agitent ses concepteurs ? J’ai donc proposé un guest à MmeD, qui, toujours partante, m’a dit oui (ben oui, quoi, on a le droit aussi d’aborder des sujets légers et réjouissants dans les guests !) Et là, j’ai fait la connaissance d’Édith Furon, la créatrice et conceptrice, (avec son conjoint graphiste Patric Turner) du site poissonrouge.com. Merci à elle pour cette discussion passionnante, qui à plus d’un titre j’en suis sûre, va plaire aux lectrices des VI (ouhou, y’a des hommes par ici ?) Ben oui, il y est question de sciences de l’éducation, d’enseignement alternatif (Montessori & co), d’antimarketing etc…
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Une fois n’est pas coutume, aujourd’hui c’est Émilie qui va raconter l’histoire du poisson rouge ;-) Il était une fois, il y a très longtemps, un poisson rouge très rouge qui s’ennuyait dans un aquarium très grand. Ce poisson rouge très rouge…
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Miliochka, pour les VI : Comment est né le site Poisson Rouge ?
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Édith Furon : Un peu par hasard en 1999 ! En fait, il faut remonter un peu plus loin. J’ai fait mes études supérieures en Angleterre. D’abord des études de linguistique où j’ai notamment abordé les notions d’apprentissage de la langue maternelle et des langues étrangères, de bilinguisme chez l’enfant etc… Un peu de sciences de l’éducation en quelque sorte. Ensuite j’ai fait un master en ergonomie de l’interface homme/machine (« Human centered computer systems », au sein du département des sciences cognitives de l’Université du Sussex). Au départ je suis plutôt sciences sociales, mais l’informatique m’intéressait beaucoup, en ça j’ai beaucoup aimé ce master interdisciplinaire. En parallèle j’ai fait la connaissance de Patric, graphiste. On a travaillé ensemble sur mon projet de fin d’études pour la fac. Son univers graphique était plutôt tourné vers l’enfance. Et moi j’ai toujours été passionnée par les sciences de l’éducation. Pourtant, j’ai eu un parcours scolaire plutôt chaotique, j’ai eu mon bac à 20 ans et j’ai repris mes études assez tard. Mais j’ai toujours été intéressée par les approches alternatives, Montessori, Freinet, Piaget…  Et puis bien sûr Vygotsky. Avant même d’avoir un enfant, ces approches m’ont apparues comme passionnantes. Être en Angleterre aussi m’a fait réfléchir à d’autres formes d’apprentissage. En grossissant un peu le trait, je dirais que le système anglo-saxon apprend aux élèves à réfléchir, alors qu’en France on apprend à savoir.
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Miliochka, pour les VI : Quelles réflexions vous ont amenés aux prémices de Poisson Rouge ?
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Édith Furon : À l’époque Internet est plutôt moche, très textuel. Et moi j’avais lu des études qui disaient que lire des textes sur Internet était quelque chose de très fastidieux, et je pensais qu’il fallait inventer de nouvelles façons d’appréhender le support. Un écran ce n’est pas une feuille de papier ! Du coup avec Patric on a eu envie de faire quelque chose pour les tous petits qui n’ont pas encore une culture de l’écrit, qui n’ont pas d’à priori, de formatage conceptuel sur la façon d’appréhender  l’interaction avec un écran. Nous voulions inventer quelque chose de très intuitif, sans paroles ni textes, sans explications. Et puis on s’amusait avec la communauté des concepteurs web en leur disant « l’interaction ça ne marche pas comme ça ! ça ne va d’en haut à gauche à en bas à droite ! » Je me souviens d’un livre à l’époque dont le titre, évocateur, m’a beaucoup marquée, « Computers as theatre » de Brenda Laurel, et puis d’un autre, « Context and Consciousness » édité par Bonnie A. Nardi, c’est d’ailleurs là que j’ai découvert pour la première fois Vygotsky. Une lecture fondamentale pour moi. C’est comme ça que sont nées les premières pages de poissonrouge.com. Et très vite on a compris que cela pouvait devenir foisonnant ! Et puis on a adoré travailler ensemble (et plus, puisque Patric et Édith ont aussi eu un enfant ensemble, né un peu après Poisson Rouge !)
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Miliochka, pour les VI : L’intuitif est donc quelque chose d’important pour vous ?
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tab fisher price
Édith Furon : Absolument ! Vous vous souvenez du tableau d’activité de Fisher Price ? Les bébés découvrent tous seuls toutes les activités possibles, ils n’ont pas besoin d’explication, ni d’aide. Sur poisson rouge on a commencé à mettre de plus en plus d’activités, il y a avait des alphabets interactifs, Patric s’amusait à créer, c’était un processus très artistique, une sorte de défouloir créatif. On voulait faire de plus en plus d’intuitif et de moins en moins d’explicatif. Et puis on s’est installé tous les deux comme concepteurs de sites web pour enfants, poisson rouge est un peu devenu notre vitrine. Au début des années 2000, on a eu l’opportunité de travailler avec la société britannique Ragdoll, les créateurs des Télétubbies. On a élaboré le site boohbah.com, dérivé du dessin animé du même nom destiné aux 2-5 ans. Pas de texte, pas de parole, comme dans la série télé. Exactement la même démarche que dans poisson rouge ! Grâce à cela, et avec la force de cette grosse société de production, le site a été testé dans des écoles, auprès des enfants. C’était passionnant ! On a pu valider nos concepts, voir ce qui marchait ou pas auprès des enfants, c’était super. Ainsi on s’est rendu compte que les enfants réagissaient différemment s’ils étaient ou non scolarisés. En Angleterre, les petits peuvent n’aller à l’école qu’à partir de 5 ans. Eh bien par exemple, prenez deux enfants de quatre ans, l’un scolarisé l’autre pas, devant nos sites web. Le premier va avoir tendance à s’attendre à ce qu’on lui donne une consigne, à ce qu’il y ait un objectif précis alors que l’autre va spontanément essayer des choses, explorer les liens sans vraiment avoir besoin qu’on lui propose un but.
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Miliochka, pour les VI : Vous m’avez dit aussi être contre la simplification à tout prix, pouvez-vous développer ?
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Édith Furon : C’est une idée très Montessorienne je crois. Je suis contre l’idée qu’il faille simplifier les concepts sous prétexte que l’on s’adresse à des enfants. Je suis convaincue que l’on peut présenter des choses, des concepts à un enfant à n’importe quel âge. C’est lui, qui en fonction de son propre développement, va appréhender ce qu’on lui présente, et il le prendra, le comprendra, lorsqu’il sera prêt. Mais ce n’est pas parce qu’il n’est pas « prêt » qu’il ne faut pas lui présenter ! Chacun absorbe à sa façon et joue à sa façon en fonction de son développement, et ce n’est pas grave si on ne comprend pas tout de suite, cela permet au moins de se familiariser progressivement. Et puis je suis absolument convaincue que l’on apprend toute sa vie ! Je suis très sensible à la vision de Piaget qui pense que l’enfant construit ses connaissances de façon active, et pas seulement de façon cumulative et passive.
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Miliochka, pour les VI : Tout cela, vous l’avez mis dans poisson rouge ?
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Édith Furon : Oui ! En parallèle de nos travaux professionnels, poisson rouge était une sorte de défouloir artistique, de terrain d’expérimentation formidable ! Rapidement la fréquentation du site a augmenté, nous sommes allés jusqu’à 60 000 visites par jour (avec une durée moyenne de visite de 20 minutes), et environ 600 000 adresses IP différentes par mois. On a bénéficié d’un bouche-à-oreille fantastique ! Surtout qu’on a très peu communiqué, aucune activité de marketing ni de communication à la presse, on n’avait pas envie de ça. Et puis peu à peu, on a eu moins de commandes professionnelles. Disons que les demandes évoluaient. De plus en plus souvent, on entendait des réflexions très « adultes » à nos propositions professionnelles : « on ne comprend pas quel est l’objectif éducatif, il n’y a pas d’explication, il nous faut une note d’intention à destination des parents… » ou encore « mais quel est le modèle économique ? Comment générer des clics, des revenus ? » C’est très bridant, pas du tout en adéquation avec notre vision des choses. Alors comme poisson rouge marchait de mieux en mieux, on a tout misé dessus et on a décidé d’en faire notre métier !
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Miliochka, pour les VI : Quel a été votre modèle économique alors ?
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Édith Furon : Il n’était pas question de rendre le site payant, encore moins d’y mettre des liens publicitaires, alors en 2006 nous avons ouvert une boutique. Nous avons beaucoup réfléchi aux produits que nous voulions y vendre. Uniquement des choses éthiques et respectueuses de l’environnement. On a sélectionné des choses très précises, identifié des fournisseurs. Des t-shirt bio, de la papeterie recyclée, et puis nous faisions aussi des appels aux dons. Mais cela n’a jamais été vraiment viable, notamment parce qu’administrativement les choses sont très lourdes à gérer. Et puis à partir de 2010, on a même commencé à perdre en fréquentation, jusqu’à 10 000 visites en moins par semaine. Nous recevions des messages d’utilisateurs mécontents, qui ne comprenaient pas pourquoi on leur réclamait de l’argent. En quelque sorte, nous avions donné de « mauvaises habitudes » à nos utilisateurs ! Peut-être aussi que nous avons mal communiqué, je ne me suis mise que très tard à Facebook par exemple, et je n’y passe probablement pas assez de temps. Je n’ai pas l’âme entrepreneuriale, ça aussi, ça a dû jouer. Et puis je déteste tout ce qui est marketing ! Notre démarche est d’ailleurs principalement à contre courant par rapport aux politiques commerciales actuelles des sites en général, et des sites pour enfants.
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Miliochka, pour les VI : Alors vous avez décidé de jeter l’éponge et annoncé la fin de poisson rouge ? Quelles ont été les réactions ?
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Édith Furon : Oui il est clair que le modèle économique que nous avons choisi n’est pas le bon. On s’est épuisé à essayer de faire vivre le site et de nous faire vivre avec, on a complètement perdu notre motivation. Et on a eu une réaction très émotionnelle. En décembre dernier nous avons décidé la dissolution de la SARL, et il y a un mois nous avons annoncé la possible fermeture de poisson rouge. A partir de ce moment-là, on a reçu beaucoup de témoignages de soutien, on a tout d’un coup réalisé l’importance du site pour certaines familles. Je n’avais pas soupçonné ça. Nous avons été très frappés par l’ampleur des réactions. Bien sûr cela nous a fait chaud au cœur, et cela nous a fait beaucoup réfléchir.  Nous avons reçu des propositions de rachat, d’investissement, certains nous on formulé des conseils très intéressants. Maintenant il faut que nous prenions le temps de réfléchir à tout ça. D’ailleurs, échanger avec vous m’a donné envie de me replonger dans des bouquins de sciences de l’éducation, et aussi de relire Bonnie Nardi !
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Miliochka, pour les VI : Concrètement, comment peut-on vous aider ? Le site poissonrouge.com est il vraiment amené à disparaître ? (notez la pointe d’angoisse dans ma question ;-)
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Édith Furon : Au vue des réactions qui sont, pour certaines, très fortes, nous n’avons pas envie de le fermer ! Et nous avons  la chance depuis le début d’être avec un hébergeur qui est très compréhensif, compte tenu de la fréquentation du site ! Donc il n’y a concrètement pas d’obstacle technique à ce que le site reste en ligne tel quel pour le moment. Par ailleurs, pratiquement tous les articles que nous avions en boutique sont vendus et quelques personnes nous ont fait des dons, ce qui nous apporte un peu de la sérénité dont nous avons grand besoin si nous voulons envisager une suite. Mais Il faut être réalistes : je ne sais pas si Facebook est représentatif de nos visiteurs, mais sur environ 700 000 visiteurs uniques par mois, seulement un peu plus d’un millier en tout nous suivent et s’expriment et le nombre de personnes qui ont participé financièrement depuis le 16 février s’élève à 440…  Nous avons besoin de nous poser, de réfléchir à tout ça, de prendre du recul et d’étudier toutes les propositions et suggestions. Je peux difficilement vous en dire plus car je ne sais pas moi-même où nous allons !
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Voilà, l’entretien s’est arrêté là. J’espère vraiment qu’Édith Furon et son compagnon Patric Turner vont trouver un moyen de rebondir. J’ai été très heureuse de découvrir que derrière Poisson Rouge il y avait des gens aussi passionnants avec une approche réfléchie de ce que peut être un site internet pour les enfants, sans nous vendre du marketing à la con et nous prendre pour des quiches (en même temps, vu le site, j’aurais pu m’en douter ?!) Si vous ne connaissiez pas encore, j’espère qu’à travers cet entretien j’aurais réussi à vous convaincre d’aller y faire un petit tour avec votre enfant, voire à le laisser vous faire découvrir cet univers par lui-même. Et j’espère qu’Édith et Patric retrouveront très vite un aquarium à leur mesure !
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