Après une longue introduction sur mon blog, j’arrive au cœur du sujet que je voudrais aborder aujourd’hui : l’apprentissage des nombres à l’école maternelle. Mon congé maternité me permet de lire beaucoup, contrairement à d’habitude, et en particulier sur des thèmes qui ne sont pas directement liés à mon intérêt immédiat : j’enseigne au collège et au lycée, et en temps normal, je n’aurais pas lu, même en diagonale, un article sur l’école maternelle (à regret quand même) !

Il y a quelques jours, j’ai été passionnée par un article très long de Rémi Brissiaud, publié sur le Café Pédagogique : Il faut refonder l’apprentissage des nombres en maternelle, dont je vais tenter de faire un compte-rendu ici.

On entend beaucoup le débat entre l’apprentissage de la lecture avec la méthode globale ou la méthode syllabique. Je crois que l’apprentissage des nombres tel que présenté par Rémi Brissiaud dévoile un débat similaire entre l’apprentissage des nombres par le comptage numérotage et par le comptage dénombrement, tout en posant la question « d’une baisse importante des performances en calcul dès la fin d’école primaire ». Je me méfie toujours des discours sur la baisse du niveau « de nos jours », mais ici, Brissiaud donne les résultats d’études fiables sur une dégradation entre 1987 et 1999. Il oppose les pratiques de 1923 à 1986 à celles qui ont été adoptées à partir de 1986. Cette opposition correspond plus ou moins à l’adoption successive des deux méthodes de comptage.

Il introduit ce qu’il appelle « comptage dénombrement » ainsi :

Entre 1970 et 1986, […] les pédagogues doutaient que les enfants puissent profiter d’un enseignement des nombres avant 6-7 ans et, à l’école maternelle, l’accent était mis sur des activités qualifiées de « pré numériques ». Les enseignants distribuaient par exemple à leurs élèves des blocs en PVC de formes, tailles, épaisseurs et couleurs différentes et les enfants devaient trouver tous les triangles rouges, puis les triangles rouges épais. Ils avaient aussi à mettre en série des tiges de tailles différentes, etc. Le comptage n’était d’aucune façon préconisé et jamais un enseignant n’aurait fait compter ses élèves le jour de la visite de l’inspecteur. Qui se souvient encore que dans le Monde de l’Éducation de novembre 1982, on pouvait lire : « Pour des enfants de cinq ans, apprendre à compter jusqu’à dix n’a guère d’utilité (sinon faire plaisir aux parents) » ? Dans le fichier le plus utilisé au CP, la leçon sur les nombres 1, 2 et 3 se situait en novembre et les élèves n’écrivaient le nombre 10 qu’en janvier. Ce sont ces élèves qui, arrivés en CM2 en 1987, calculaient bien.

Et il définit alors le « comptage numérotage » :

Cette période s’achève en 1986 avec la publication d’une circulaire sur l’école maternelle (MEN, 1986). On y lit : «Progressivement, l’enfant découvre et construit le nombre. Il apprend et récite la comptine numérique ». Après plus de 15 ans de quasi disparition de tout apprentissage numérique à l’école maternelle, […] le changement était radical.

[…] [Certains] mathématiciens se mettent à penser que le comptage doit être enseigné le plus tôt possible (dès la petite section) et ils décident de l’enseigner en attirant l’attention des élèves sur ce que Rochel Gelman appelait le « principe de correspondance terme à terme » (Gelman & Gallistel, 1978) : lorsqu’on compte, l’enfant qui réussit doit être attentif à faire correspondre 1 mot avec 1 objet ; on dit « Un (un objet est pointé), deux (un autre objet est pointé), trois (encore un autre)… ». Il est important de souligner que cette manière de compter « à la Gelman » est aussi celle que les parents adoptent le plus souvent en dehors de l’école : le basculement de 1986 ne correspond donc pas seulement à l’importation de la culture pédagogique des États-Unis, c’est aussi l’importation, au sein de l’école maternelle, de la pédagogie du comptage selon le sens commun. Le plus souvent aujourd’hui, les enfants de PS apprennent à compter ainsi jusqu’à 5. Dans presque toutes les GS, une file numérotée est affichée jusqu’à 30. On compte ainsi presque tous les jours les enfants présents, les étiquettes des absents. Quand un enfant ne sait pas écrire le chiffre 8, il compte ainsi jusqu’à ce nombre sur la file numérotée afin d’en retrouver l’écriture chiffrée. Aujourd’hui encore (octobre 2012), sur le site du ministère, eduscol, figure une épreuve d’évaluation de fin de GS et, quand un élève échoue un comptage jusqu’à 30, il est recommandé au maître d’attirer fortement l’attention de cet élève sur la correspondance 1 mot – 1 objet (MEN/DEGESCO, 2010). Ce sont ces élèves qui, arrivés en CM2, calculent mal.

Brissiaud développe alors longuement les obstacles auxquels sont confrontés les jeunes enfants à qui l’on apprend le comptage-numérotage, ce qui peut se résumer par cette citation : « cette façon empirique fait acquérir à force de répétitions la liaison entre le nom des nombres, l’écriture du chiffre, la position de ce nombre dans la suite des autres, mais elle gêne la représentation du nombre, l’opération mentale, en un mot, elle empêche l’enfant de penser, de calculer » (Fareng & Fareng, 1966).

Brissiaud reconnaît quand même :

Mais l’absence de tout apprentissage numérique à l’école maternelle, comme ce fut le cas entre 1970 et 1986, n’est pas la seule solution pédagogique, ni vraisemblablement la meilleure. Il existe une autre façon de parler les nombres à l’école maternelle, notamment, en PS et en MS (Brissiaud, 1989 ; 2007).

Et donne une définition plus précise du comptage dénombrement :

Elle consiste, dans un premier temps, à éviter tout enseignement du comptage numérotage et même, plus généralement, à éviter toute utilisation par l’enseignant des mots-nombres en tant que numéros, afin de privilégier les décompositions des 3 premiers nombres. Ainsi, pour enseigner le nombre 2, l’enseignant de PS utilise comme synonyme de deux : « un et encore un », en faisant, bien sûr, les actions correspondantes : « Deux cubes, c’est un cube (l’enseignant prend 1 cube) et encore un (il en prend 1 autre), deux (ils les montrent tous les deux) » ; et il demande à l’enfant de donner de même : « deux crayons, un crayon et encore un », deux petites voitures…  Il ne dit donc jamais : « un, deux » en pointant successivement les objets, il ne les numérote jamais. Puis, quand les enfants ont compris les nombres 1 et 2, il fait de même avec le nombre 3 en utilisant comme synonyme de trois : « un, un et encore un » ou bien « deux et encore un ».

C’est seulement lorsque les enfants ont une connaissance approfondie des 3 premiers nombres qu’il devient possible d’enseigner le comptage. Avoir cette connaissance approfondie, c’est réussir tout un ensemble de tâches mettant en jeu ces nombres : savoir dire directement ces nombres en face d’une collection correspondante ; savoir donner une collection ayant 1, 2 ou 3 éléments ; savoir reconnaître directement une collection de 3 parmi des collections de 2 et 4 ; savoir résoudre des problèmes où il s’agit d’anticiper le résultat d’ajouts et de retraits de 1 ou 2 dans le tout petit domaine numérique des 3 premiers nombres, etc.

Ainsi, Brissiaud recommande de renouer avec la culture pédagogique des pays francophones :

On peut donc résumer ainsi ce qu’était, en 1970, la culture pédagogique des premiers apprentissages numériques à l’école :

1°) L’enseignement doit éviter deux écueils : le comptage mécanique 1 à 1 et un apprentissage par cœur précoce des résultats des additions élémentaires.

2°) Comment éviter ces deux écueils ? En permettant aux élèves de s’approprier les décompositions des 10 premiers nombres avant d’utiliser, pour les additions dont le résultat dépasse 10, des stratégies de décomposition-recomposition.

Dans la deuxième partie de son article, tout aussi longue (mais tout aussi intéressante) que la première et que la troisième, Rémi Brissiaud explique le basculement de 1986, en revenant sur les (dys)fonctionnements de l’Éducation Nationale, sur la difficulté de faire entrer la recherche en psychologie dans les textes officiels et dans la formation des enseignants. Je ne rentrerai pas dans le détail de ce contenu.

Il poursuit en revanche sa deuxième partie sur deux points qui me paraissent essentiels, et qui expliquent pourquoi il parle des pays francophones en particulier :

La polysémie du mot « un » dans la langue française

En français, le mot « un » a deux significations, ce qui n’est pas le cas en anglais. L’expression française « un chat », par exemple, se traduit en anglais soit par : « a cat » (lorsqu’on parle d’un chat quelconque), soit par « one cat » (lorsqu’on veut exprimer que le nombre de chats est réduit à l’unité).

[…]Par ailleurs, l’existence du féminin pour le mot « un » crée une autre difficulté pour accéder à l’idée d’unité. Celle-ci s’exprime tantôt avec « un », tantôt avec « une » en français alors qu’elle s’exprime toujours avec « one » en anglais.

et

Le pluriel des noms qui, le plus souvent, ne s’entend pas

Finalement, dans sa (longue encore) troisième partie, Rémi Brissiaud formule des propositions. Il critique la primarisation de l’école primaire, conseille

davantage de ludique, moins de symbolique

et propose de

s’engager dans la reconstitution d’une culture professionnelle qui intègre les leçons du passé. Il faut former les enseignants à l’histoire des discours et des pratiques scolaires : que disaient les enseignants qui nous ont précédés ? Que leur demandait-on de faire dans leur classe ? Quels outils utilisaient-ils ? Sur quelles connaissances en psychologie les prescripteurs fondaient-ils leurs convictions ? Sur quels critères décidait-on que telle ou telle pratique pédagogique « marche », etc.

Insistons : il s’agit de reconstruire une culture professionnelle qui intègre les leçons du passé et qui, si possible, aille au-delà de ce qu’était la culture professionnelle d’antan.

[…] Accepterait-on qu’un médecin ne sache pas, en regardant des grains de beauté sur la peau de ses patients, distinguer ceux qui sont sans danger et ceux qui pourraient l’alarmer ? Comment un futur document institutionnel accompagnant l’actuelle refondation de la pédagogie des premiers apprentissages numériques à l’école pourrait-il faire fi de distinctions fondamentales pour les pratiques enseignantes ?

[…] Nous avons la chance qu’un tel traitement ne conduise pas seulement à la préconisation de revenir aux pratiques pédagogiques d’il y a 50 ans : rien n’est plus désespérant pour un professeur d’écoles que d’avoir l’impression de devoir faire ce qui se faisait il y a 50 ans et qui a été rejeté il y a 25 ans. Il n’est pas question aujourd’hui de dire aux enseignants : « Ne faites plus compter vos élèves à l’école ». Mais plutôt : « Attention, il y a deux formes de comptage, l’une fait obstacle au progrès vers le calcul, l’autre le favorise ; il y a une façon simple de distinguer ces deux façons d’enseigner le comptage… ». Il n’est pas question de leur dire : « Bannissez tout usage des constellations du dé de votre classe », mais plutôt : « Attention ces configurations peuvent fonctionner de manière numérique ou non ; il y a une façon de savoir ce qu’il en est… ». Il n’est pas question de dire aux enseignants : « Empêchez vos élèves d’utiliser leurs doigts pour résoudre un problème numérique », mais plutôt : « Attention, il y a deux façons d’utiliser les doigts, l’une fait obstacle au progrès vers le calcul, l’autre le favorise ; il y a une façon simple de distinguer ces deux façons… ».

En tant que parents, même profs de math, je ne crois pas que nous ayons fondamentalement besoin de connaître en détails l’histoire des apprentissages numériques. De même que je précise aux parents de mes élèves collégiens et lycéens que leur rôle n’est pas d’expliquer la réciproque du théorème de Pythagore ou l’écriture exponentielle d’un nombre complexe, mais d’accompagner leurs enfants dans l’organisation de leur travail personnel et surtout de leur offrir un environnement propice aux apprentissages (rythmes de sommeil, loisirs…), je pense qu’un parent d’enfant de moins de 6 ans devrait simplement pouvoir faire confiance à l’école maternelle. Il est alors rassurant de savoir que l’Éducation Nationale est agitée par des débats sur la méthode globale ou la méthode syllabique, car cela signifie que les acteurs de l’éducation réfléchissent et se forment. De même il est donc inquiétant de ne (presque) jamais rien entendre sur les apprentissages numériques. C’est pourquoi la publication de l’article de Rémi Brissiaud par le Café Pédagogique me donne un peu d’espoir !

June Prune