Le journal Causette (numero 14 p. 24) publiait dernièrement un article sur l’excision (partagé par Mme Déjantée), tiré de cet article, que je reproduis ici :

L’excision, si je veux, quand je veux?

Chez les Frères musulmans égyptiens, on ne prononce pas le mot « excision » (un gros mot ?). On préfère parler d’ « opération de chirurgie esthétique », comme nous l’apprend l’incontournable Azza al Garf, caution féministe (limitée) de l’organisation et députée du Parti Liberté et Justice, la branche politique des frangins.

Pas gênée par les contradictions, cette femme de 47 ans milite pour l’accès des femmes aux responsabilités politiques,  mais se dit opposée aux lois interdisant l’excision, en vigueur depuis 2008.

« Chaque femme doit pouvoir choisir selon ses besoins. Si elle le souhaite, elle doit pouvoir aller chez un médecin », a-t-elle déclaré au site Womensenews.org, avant de défendre un prétendu « droit personnel » à se faire exciser pour celles qui le souhaiteraient. Alors, hypocrisie ou cécité ? Quand une gamine est mutilée à l’âge de 10 ans, en cachette et avec les risques que cela implique, est-ce un choix personnel ? Sera-t-elle plus belle le clitoris en moins ? A.R.

De notre point de vue d’occidentales, l’excision est un acte brutal, barbare et avilissant, et pour moi militer contre une loi qui l’interdit est extrêmement choquant. Mais les arguments de la députée égyptienne, en particulier dire que les femmes qui désirent se faire exciser doivent pouvoir faire ce choix, sont pourtant souvent brandis. Je vais essayer de les examiner aujourd’hui.

Il faut d’abord replacer l’article dans son contexte: « Les Frères Musulmans » est une organisation qui a pour objectif une renaissance islamique et  la lutte non-violente contre l’influence occidentale (voir l’article wikipédia ici). Notons qu’il ne faut pas faire d’amalgame: Si l’Islam semble tolérer l’excision (et si certains mouvements islamistes la défendent), elle était pratiquée en Afrique bien avant son islamisation et le taux d’excisions n’a souvent aucun rapport avec le taux d’islamisation du pays: L’excision semble dépendre de l’appartenance ethnique plus que de la confession religieuse. Azza al Garf est l’une des 5 femmes députées au Parlement Egyptien, mais si cet accomplissement donne une image d’elle féministe, elle est en réalité loin de se considérer comme telle, et défend des idées extrèmement conservatrices et anti-féministes (voir par exemple à ce sujet, cet article). L’Egypte a prohibé la pratique de l’excision dans une loi de Juin 2008 (à l’exception de l’excision « pour raisons médicales»), une prohibition nécessaire dans un pays ou en 2008, 96% des femmes mariées étaient excisées !

D’après l’OMS:

Les mutilations sexuelles féminines sont des interventions qui altèrent ou lèsent intentionnellement les organes génitaux externes de la femme pour des raisons non médicales.

Elles sont habituellement pratiquées pour contrôler la sexualité des femmes, par tradition ou par croyance religieuse. Aussi choquant que cela puisse être, l’excision a également beaucoup été pratiquée en occident, pour prévenir la masturbation, puis jusque récemment pour soigner certaines maladies mentales, comme la nymphomanie mais aussi la cleptomanie, l’hystérie ou la mélancholie.

La première question que soulève la députée Egyptienne est celle de la volonté de certaines femmes d’être excisées. Or ce n’est pas la première fois que j’entends ce discours.

Pourquoi certaines femmes disent vouloir être excisées

En 2002, je partageai pour une semaine le quotidien des femmes d’une tribu maasaï en Tanzanie. Les conditions de vie de ces femmes sont extrêmement dures: Elles sont excisées le jour de leur mariage, ne choisissent pas leur mari qui les achètent au lendemain de leurs premières règles contre une partie de leur cheptel (La vie des Maasaï s’organise autour du bétail et la richesse d’un Maasaï est déterminée par le nombre de vaches que possède sa famille. La valeur d’une femme se calcule en nombre de bêtes). Elles vivent au sein d’une famille polygame, et sont chargées de tous les travaux domestiques, y compris transporter de l’eau sur des kilomètres. Lorsqu’un guerrier maasaï (les hommes, avant de se marier, remplissent le rôle de guerrier, ils sont chargés de la sécurité) est de passage sur les terres de leur famille, on se doit de lui fournir un toit, de la nourriture et… une femme pour la nuit. Il plante sa lance devant un boma (maison faite de boue et de bouse de vache) et va rejoindre la femme qui l’habite!

Dans le cas des femmes maasaï, l’excision est donc pratiquée non pas sur les petites filles, mais sur la femme considérée comme adulte et consentante (tout est relatif puisque ce sont les menstrues qui constituent l’entrée dans l’âge adulte, aux alentours de 10 -12 ans!). Or ces femmes, d’une rafraîchissante espièglerie, déclaraient avoir des amants qui leur donnaient du plaisir – par les caresses si elle ne pouvait atteindre l’orgasme, et ne concevaient pas de ne pas être excisées: l’absence d’excision voulait dire être considérées comme sales, impures, ne pas pouvoir se marier, être mises au ban de leur société… Elles disaient donc leur volonté de subir l’excision.

Le pouvoir de la société sur les femmes des tribus maasaï est donc extrèmement fort! Pour autant, est-ce qu’en tant qu’occidentales, on ne regarderait pas la paille dans leurs yeux sans voir la poutre dans les nôtres? C’est un peu ce qu’implique Azza al Garf lorsqu’elle qualifie l’excision de chirurgie esthétique.

Le pouvoir de la norme, le parallèle avec la chirurgie esthétique

L’argument de la similitude entre excision et chirurgie esthétique parait d’un premier abord aberrant, l’un ayant pour objet de soumettre la femme, l’autre de la libérer d’un complexe physique. Pourtant, moi qui défend bec et ongles la chirurgie esthétique parce que j’estime qu’elle relève du droit des femmes à disposer de leur propre corps (par ailleurs j’estime ne pas avoir à porter de jugement sur ce type de décisions tellement personnelles), je suis forcée de constater qu’excision et chirurgie esthétique présentent des points communs. En particulier, pour ce qui concerne la chirurgie esthétique du sexe féminin qui connait aujourd’hui un succès grandissant. Les deux procédés impliquent une modification des organes génitaux féminins pour des raisons injustifiées du point de vue médical. Pour Dina Bader, Collaboratrice scientifique au Centre suisse de compétences pour les droits humains – CSDH (voir son mémoire ici):

Les opérations esthétiques génitales, illustrées ici par la nymphoplastie – la réduction des petites lèvres –, répondent à des normes sociales sollicitées par de nombreuses industries telles que celles de la beauté, de la mode et du sexe. Le corps de la femme «occidentale» hétérosexuelle doit correspondre à des critères esthétiques bien définis pour gagner l’estime de soi et celle des autres, dans une société où l’apparence physique semble être le reflet de l’âme (Heyes 2007).

En fait, la chirurgie esthétique et a fortiori la chirurgie esthétique génitale remplit tous les critères de ce qui est nommé une harmful traditional practice par les Nations Unies.

À l’inverse, les interventions chirurgicales pratiquées sur les organes génitaux des femmes provenant de pays extra-européens telles que l’excision sont légiférées de manière intransigeante et leur médicalisation interdite. Parce qu’elles sont perçues comme ne pouvant consentir de plein gré à de telles opérations même en étant adultes et capables de discernement, les migrantes de communautés où l’excision est pratiquée sont considérées par définition comme des victimes, passives et opprimées (Kofler et Fankhauser, 2009: 23). Or, une norme pénale contre les « mutilations sexuelles » qui distingue les pratiques autochtones des pratiques des immigrés renforce non seulement les stéréotypes sur ces derniers mais risque de décrédibiliser la lutte contre l’excision voire même de laisser sous-entendre par l’exception faite à la nymphoplastie que cette opération pourrait être une alternative symbolique à l’excision dans un contexte migratoire.

Ce mémoire reprend les 2 distinctions majeures entre excision et nymphoplastie, qui sont les risques encourus et les conséquences sur la vie sexuelle, et tire la conclusion qu’en réalité, ces distinctions ne sont pas évidentes: Certaines patientes qui se sont soumises à une nymphoplastie ont le sentiment d’avoir été mutilées et ont une vie sexuelle très perturbée, alors que certaines femmes qui ont été excisées ont une vie sexuelle épanouies et se perçoivent comme belles puisque leur sexe est conforme aux normes de leur société. La conclusion est que l’on ne peut pas considérer que la volonté qu’ont certaines femmes africaines d’être excisées résulte d’un conditionnement sociétal et pas d’un véritable consentement éclairé, sans admettre que cela est également vrai pour une femme occidentale qui se soumet à une opération de chirurgie esthétique!

Dans cet article, Kathambi Kinoti, coordinatrice d’informations sur les droits des femmes à l’Association for Women’s Rights in Development (AWID), arrive à la même conclusion:

Entre 2004 et 2007, le nombre de labiaplasties réalisées dans des hôpitaux privés du Royaume-Uni a triplé, alors que l’augmentation a été de presque 70 % dans les hôpitaux publics du pays entre 2006 et 2008.

Ces gestes chirurgicaux sont notamment « la réduction des petites lèvres (labia minora), le rétrécissement du vagin, la ‘reconstruction’ de l’hymen, les ‘ rehaussements’ du clitoris et la liposuccion du mont de Vénus (mons veneris) (tissu graisseux qui couvre la partie antérieure du pubis), ces deux dernières opérations étant réalisées pour des raisons de proportion après une réduction des petites lèvres, ainsi que des réductions du prépuce clitoridien et un repositionnement du clitoris. »

(…)

Ces deux types de procédures sont réalisés sur la base de normes et d’attente culturelles.

(…)

Par ailleurs, la chirurgie esthétique génitale est une pratique considérée comme un moyen d’améliorer l’attractivité d’une femme. Même si le choix de se soumettre à une opération chirurgicale de ce type est individuel, le fait de croire que cette procédure est nécessaire est le résultat de l’évolution des valeurs d’une société qui définit le caractère désirable des organes génitaux. L’industrie de la beauté, les principaux moyens de communication et le secteur des soins à but lucratif se conjuguent pour exercer une pression considérable sur les femmes auxquels on exige de rester jeunes et belles en fonction de normes très rigides. Groskop cite une gynécologue, Dr Sarah Creighton qui signale : « les femmes recherchent aujourd’hui une certaine apparence au niveau des organes génitaux qui auparavant n’était une obligation que pour certains mannequins de luxe ». Même si certains peuvent argumenter que les femmes ont le droit de prendre des décisions sur leur propre corps, la constellation d’acteurs qui influencent la décision d’une femme de se soumettre à ce type d’opération chirurgicale rend très difficile de déterminer si ce choix a été véritablement informé.

Azza al Garf soulèvent en définitive deux arguments qui me semblent contre toute attente défendables. Pour autant, elle fait tout à fait fausse route, comme le relève la journaliste de Causette.

Le point de vue d’Azza al Garf ne correspond pas à la réalité de l’excision

Toujours selon l’OMS:

Les mutilations sexuelles féminines  sont pratiquées le plus souvent sur des jeunes filles entre l’enfance et l’âge de 15 ans.

(…)

Elles se classent en quatre catégories:

  • La clitoridectomie: ablation partielle ou totale du clitoris (petite partie sensible et érectile des organes génitaux féminins) et, plus rarement, seulement du prépuce (repli de peau qui entoure le clitoris).
  • Excision: ablation partielle ou totale du clitoris et des petites lèvres, avec ou sans excision des grandes lèvres (qui entourent le vagin).
  • Infibulation: rétrécissement de l’orifice vaginal par la création d’une fermeture, réalisée en coupant et en repositionnant les lèvres intérieures, et parfois extérieures, avec ou sans ablation du clitoris.
  • Autres: toutes les autres interventions néfastes au niveau des organes génitaux féminins à des fins non médicales, par exemple, piquer, percer, inciser, racler et cautériser les organes génitaux.

(…)

Les complications immédiates peuvent être douleur violente, choc, hémorragie, tétanos ou septicémie (infection bactérienne), rétention d’urine, ulcération génitale et lésion des tissus génitaux adjacents.

Les conséquences à long terme sont notamment:

  • infections récidivantes de la vessie et des voies urinaires;
  • kystes;
  • stérilité;
  • risque accru de complications lors de l’accouchement et de décès des nouveau-nés;
  • nécessité de pratiquer ultérieurement de nouvelles opérations chirurgicales. Par exemple, en cas de fermeture ou de rétrécissement de l’orifice vaginal (type 3 ci-dessus), il faudra procéder à une réouverture pour permettre à la femme d’avoir des rapports sexuels et d’accoucher. Ainsi, l’orifice vaginal est parfois refermé à plusieurs reprises, y compris après un accouchement, ce qui accroît et multiplie les risques immédiatement et à long terme.

Contrairement à ce qu’affirme Azza al Garf, il n’est donc pas question de « femme» qui « choisit selon ses besoins», mais de petites filles et de jeunes filles, et même de bébés qui n’ont pas voix au chapitre, et subissent leur vie durant les conséquences de cette mutilation. Pour plus d’information sur l’excision, et en particulier la situation en France, on peut consulter cette fiche de l’INED. Les chiffres et la réalité de l’excision sont effroyables. Personnellement la seule lecture de la définition par l’OMS m’est extrêmement pénible.

Le 6 février est la journée mondiale de lutte comtre les mutilations sexuelles féminines, et l’occasion de faire le point sur la situation en Afrique, elle aussi dramatique. Contrairement à ce que dit Azza al Garf, la loi égyptienne est évidemment un progrès et non un recul du droit des femmes. Mais c’est un progrès insuffisant, parce que le pouvoir de la norme sociétale est telle qu’une loi seule ne peut pas protéger les femmes de cette pratique ancestrale et si profondément ancrée dans les esprits. C’est l’action sur le terrain, l’éducation, et l’information qui pourront peut-être endiguer ces pratiques et c’est dans ce sens que la lutte doit se poursuivre.

Mais de cette pratique abominable, il y a également une leçon à tirer pour nous: Il faut prendre garde à la norme sociétale et aux décisions aberrantes qu’elle peut nous pousser à prendre, ne croyant obéir qu’à notre propre libre arbitre.

Drenka