Il y a quelques temps, alors que dans un commentaire de blog j’évoquais mon fort instinct maternel, je me voyais répondre sur un ton irrité que l’instinct maternel n’existe pas, et qu’il n’est qu’une invention politique destinée à asseoir la domination masculine en murant littéralement les femmes dans leur prétendue destinée biologique.

Ah bon ? J’avais bien lu Simone de Beauvoir [1]selon qui les femmes devaient s’affranchir d’une société (masculine !) qui leur enseignait la soumission (« On ne nait pas femme, on le devient »), et qui rejetait l’idée d’instinct maternel :

« L’attitude de la mère est définie par l’ensemble de sa situation et par la manière dont elle l’assume. »

Mais j’attribuais ce rejet au fait qu’en 1949, lorsque Le Deuxième Sexe paraissait, on n’avait pas encore décrypté les mécanismes biologiques de l’instinct maternel, et notamment le rôle de l’ocytocine. Et bien non, à entendre les critiques, pour Elisabeth Badinter, point d’instinct maternel!

Fascinée par le sujet, j’ai dévoré à la suite L’Amour en plus et Le Conflit, la femme et la mère, et entre les deux, Les instincts maternels de Sarah Blaffer Hrdy[2]. Entre les deux auteurs, un véritable match de pingpong [3]! Dernier échange, dans ces entretiens publiés au Nouvel Observateur ICI et ICI.

Dans L’amour en plus, publié en 1981, Elisabeth Badinter revient sur l’Histoire des modes de maternage. Il est passionnant (et révoltant!) de (re)découvrir l’horreur des mises en nourrice et de la condition des enfants au cours des siècles passés. C’est seulement au début du XIXème siècle que le gouvernement, en mal de chair à canon, aurait voulu remédier à ce carnage : Il fallait renvoyer les femmes s’occuper de leurs bébés, et dans ce dessein serait née l’idée de leur «vendre» l’Instinct Maternel (décrit par Rousseau[4], selon qui la femme serait faible, passive, « faite spécialement pour plaire à l’homme », «prête à vivre par et pour l’enfant» – il a l’air sympa ce Jean-Jacques, hein?). Le raisonnement d’Elisabeth Badinter est de dire que lorsqu’on parle d’instinct, on parle d’un comportement inné de tous les membres d’une espèce. Que du XVème au XVIIIème siècle, les femmes, à tous les niveaux de la société, se sont débarrassées de leurs enfants. Que l’on ne peut pas parler d’instinct lorsque qu’universellement (dans toute l’Europe en tout cas), les femmes ne montraient pas d’Amour Maternel, donc d’Instinct Maternel et ce, pendant plus de 2 siècles. Que le comportement des femmes serait conditionné non pas par la biologie mais par ce que la société attend d’elles (Les femmes seraient socialement construites).

Dans Les Instincts Maternels, Sarah Blaffer Hrdy réfute cette hypothèse : il existerait bien un instinct maternel biologique. Elle explique que des comportements qui semblent plaider pour l’absence d’Instinct Maternel biologique (comme l’infanticide ou l’abandon systématique) s’expliquent par le contexte dans lequel sont placées les mères, sans remettre en question la réalité des mécanismes biologiques, et cite notamment l’ocytocine et la prolactine et leur rôle dans l’attachement maternel. Elle affirme qu’en niant l’existence de l’instinct maternel en tant que donnée biologique, Elisabeth Badinter « jette le bébé avec l’eau du bain».

« Il existe d’importants soubassements biologiques (hormones de grossesse, odeur dégagée par le nourrisson, etc.) qui peuvent expliquer les mécanismes biologiques de l’attachement maternel »

Sarah Blaffer Hrdy souligne cependant le rôle très important de l’environnement, et en particuler le fait que si la mère est isolée et ne bénéficie pas du support de sa famille et de la société, l’attachement à l’enfant peut être compromis. Parce que les intérêts de la mère et de l’enfant, bien que conciliables, sont souvent divergents (dès la grossesse!). L’importance de ce support et de la présence d’alloparents étaient d’ailleurs récemment rappelés par Claude Didierjean-Jouveau dans le cadre de sa contribution au VI qui fait référence au dernier livre de Sarah Blaffer Hrdy, Mothers and Others (que je n’ai pas encore eu l’occasion de lire).

Dans Le Conflit, Elisabeth Badinter persiste et signe dans son analyse constructiviste, et dénonce le mouvement naturaliste qui réhabiliterait l’existence de l’instinct maternel. Cependant, lorsqu’elle répond de manière spécifique à Sarah Blaffer Hrdy en la citant, elle apporte un éclaircissement: il ne s’agit pas de nier les mécanismes biologiques! C’est d’ailleurs ce qu’elle redit dans l’entretien publié au Nouvel Observateur:

«Pour répondre à Sarah Hrdy, je n’ai jamais pensé qu’il n’y avait «aucun fondement naturel et biologique dans la maternité», je ne suis pas complètement idiote. J’ai dit que le biologique ne pèse pas le même poids que l’inconscient et pèse peu au regard des contraintes sociales…»

Il s’agit en réalité de rejeter l’Instinct Maternel tel que décrit par Rousseau, c’est à dire que les femmes par nature seraient faibles et incapable d’échapper à leur destin biologique. Elle se refuse toujours à employer ce terme (de même que le terme d’instinct de conservation) mais parle de «vocation maternelle». Elle indique que les femmes font des enfants pour des raisons subjectives plutôt que de prendre une décision rationnelle, alors même que cela va souvent à l’encontre de leurs intérêts. Mais là encore elle ne parle pas d’Instinct, mais d’Inconscient. L’Inconscient se distingue de l’Instinct en ce qu’il suppose une conscience. Les animaux n’ont pas de conscience et Elisabeth Badinter marque ainsi son rejet d’assimiler la femme à la femelle animale.

Pour moi, cela fait sens. Il me semble que la négation totale des fondements biologiques de l’Amour Maternel tient d’une certaine mauvaise foi, même si c’est dans le but de défendre la thèse féministe. Parce que je me sens totalement mammifère avec mon fils: l’allaitement long et le cododo, entre autres, se sont invités chez moi en dépit du regard réprobateur de mon entourage, et du fait qu’ils impliquent renoncer à une certaine liberté. Parce que cette pulsion en moi existe indéniablement. Maya Paltineau rappelait d’ailleurs dans cet article qu’allaiter pouvait en soi constituter un acte féministe, en ce qu’il exprimait un choix fait par une femme à l’encontre des normes sociétales.

Mais à la lumière de ce dernier ouvrage et des entretiens livrés ensuite,  je crois qu’Elisabeth Badinter ne rejette pas l’idée que les femmes puissent avoir une vocation maternelle, mais qu’elle s’insurge contre le discours qui consiste à dire que cette vocation est la destinée biologique des femmes à laquelle elles ne peuvent échapper. De là, qu’une femme chez qui cette vocation n’existerait pas serait «dénaturée». Elle se révolte qu’on puisse faire croire aux femmes qu’elles sont biologiquement programmées pour être naturellement de bonnes mères, aimantes et dévouées, parce que si la maternité peut apporter un bonheur incomparable, être une bonne mère peut aussi s’avérer être un difficile apprentissage et n’est tout simplement pas possible sans soutien. Sur ce point, elle rejoint Sarah Blaffer Hrdy, et Le Conflit souligne que les politiques natalistes ne sont tout simplement pas suivies d’effet si des mesures de soutien aux femmes ne sont pas parallèlement mises en place (avec la création de crèches notamment).

En conclusion, malgré leurs différents, je crois que Sarah Blaffer Hrdy et Elisabeth Badinter s’accordent sur beaucoup de points, si ce n’est la dénomination pour l’une d’Instinct Maternel, pour l’autre d’Inconscient, et peut-être sur le degré de leur influence sur les choix des femmes. Pour chacune, la relation mère-enfant et l’épanouissement de l’Amour maternel dépendent du soutien apporté aux mères par leur entourage. Et cela inclut un soutien dans les actes au niveau de la cellule familiale et au niveau institutionnel, mais aussi un soutien d’ordre moral qui consiste à proposer aux femmes un choix éclairé, et à respecter ce choix, quel qu’il soit.

Drenka


[1] Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe

[2] Titre original: Mother Nature. A History of Mothers, Infants and Natural Selection (1999).

[3] Voir à ce sujet l’article : http://allodoxia.blog.lemonde.fr/2012/03/12/maternite-science-feminisme/

[4] Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou De l’éducation