Nous retrouvons donc Maya Paltineau, jeune chercheure préparant actuellement une thèse de doctorat à l’EHESS, en sociologie de la maternité, pour le deuxième volet de sa contribution visant à nous faire réfléchir sur les liens entre féminismes et allaitement maternel.

Dans la première partie de sa synthèse, elle faisait le point sur l’histoire de l’allaitement en France ainsi que dans quelques autres pays jusqu’à la fin du XXème siècle.  Sa deuxième partie sera quant à elle consacrée à l’approfondissement de l’analyse des liens entre féminisme et allaitement maternel dans la France d’aujourd’hui. Je vous laisse découvrir son travail….

Cette dernière partie se base sur les recherches empiriques que j’ai menées pendant ma thèse, auprès de femmes françaises, dont certaines d’entre vous font peut-être partie. Ces analyses sont le fruit de mon travail et n’engagent que moi. Je souhaite vous exposer ici mes observations sur la situation actuelle en France, et la place que prend l’allaitement maternel dans notre société contemporaine, maintenant, en 2012.

  1. Aujourd’hui en France

Aujourd’hui, la plupart des Françaises allaitent entre deux et trois mois, soit jusqu’au moment de la reprise du travail. Et on peut estimer qu’elles sont 50% à allaiter en quittant de la maternité, et il est difficile d’évaluer combien de femmes allaitent pendant les premiers mois de l’enfant, et pendant combien de temps. Même s’il reste peu pratiqué, on observe un regain d’intérêt pour l’allaitement au sein, et surtout, une implication forte des femmes qui allaitent. On peut dire qu’aujourd’hui, nous sommes passés à un allaitement qualitatif, qui prend du sens. Face aux alternatives que présente le lait en poudre, l’allaitement au sein devient une décision consciente pour la mère et pour les parents. Les femmes qui allaitent le font de plus en plus par choix et non par obligation, et au-delà de ça, elles y trouvent une réelle satisfaction pour elles et pour leur enfant. Ces pratiques deviennent un moyen d’expression et d’affirmation.  

3.1. Affirmation identitaire

J’ai observé que l’allaitement était un choix et également un plaisir. Les femmes qui allaitent sont généralement des femmes à l’aise dans leur corps, qui considèrent l’allaitement comme merveilleux privilège, un des temps forts de leur corps de femme. Et c’est un double plaisir, à la fois tourné vers l’enfant et vers le corps maternel. Mais c’est un plaisir dont un parle peu, que notre société considère tabou, comme s’il était suspect  et avilissant.

L’allaitement est une forme d’émancipation pour la femme, car il lui permet une très grande indépendance. Une indépendance financière pour commencer, car le lait maternel est gratuit.  On peut y voir une rupture avec la société de consommation, et une puissance symbolique de la femme.  L’allaitement permet également une flexibilité des horaires de tétée, un gain de place et d’argent, et une plus grande liberté de mouvement et de déplacement, car a priori, là où la mère est, le bébé pourra se nourrir.

Une indépendance vis-à-vis des hommes ensuite : pendant longtemps, les hommes ont contrôlé la mise en nourrice pour pouvoir jouir eux-mêmes du corps de leur femme (pour que le corps reste « beau », et pour avoir le droit de reprendre une sexualité après la naissance de l’enfant).  Donner le sein donne un incroyable pouvoir à la femme, car il lui permet d’être seule maîtresse de l’alimentation de l’enfant, et de prendre le contrôle pour renverser la domination masculine. Je ne dis pas que les pères doivent être exclus de cette relation, bien au contraire, mais j’y reviendrai plus loin.

Enfin, l’allaitement donne une grande indépendance vis-à-vis du corps médical : les femmes qui allaitement connaissent en général mieux que personne les besoins de leur enfant, et sont capables de s’affranchir des injonctions qu’elles peuvent entendre à la maternité, auprès de leur médecin, ou dans les médias. Certains professionnels de santé sont certes là pour aider les mères allaitantes (je pense notamment aux consultantes en lactation, aux doulas, etc.), mais il s’opère à un moment donné une sorte de déclic, où la femme prend le contrôle de son allaitement, et le transforme en une force, et un outil de son affirmation identitaire.

3.2. Nouveaux modèles

L’allaitement est comme nous l’avons vu, le résultat d’un contexte historique et culturel très précis, la société envoyant aux femmes toutes sortes de normes et d’injonctions. Or de plus en plus de femmes se détachent aujourd’hui de ces normes ancestrales, pour repenser leur allaitement. Et celles qui choisissent de s’y consacrer en toute liberté sont de plus en plus nombreuses.

La question de l’allaitement maternel s’inscrit dans une tendance sociétale plus grande : l’accomplissement personnel ne passe plus autant par le travail, surtout chez les femmes mais pas seulement. On ne valorise plus la production économique de la même façon, et on se détache des biens matériels. Nous sommes en train de passer du bien-avoir à une ère du bien-être. Ceci s’inscrit dans un mouvement d’anti-consumérisme, d’écologie, de recentrage sur la sphère privée. Ce n’est peut-être pas une tendance générale, ni même observable par tous, mais elle se dessine peu à peu.

 Les femmes d’aujourd’hui osent privilégier leur vie de famille, et ne font plus systématiquement passer leur travail avant tout. Elles refusent parfois de faire deux journées de travail : une à l’extérieur et une à la maison. On observe de plus en plus de femmes qui font une pause dans leur carrière pour s’occuper de leurs jeunes enfants, et qui parfois s’engagent dans l’allaitement long et/ou le maternage proximal.  

Néanmoins, cette tendance ne concerne pas tout le monde, le taux d’allaitement varie selon le milieu social : les classes moyennes sont celles qui allaitent le moins ; les femmes les moins diplômées appartenant souvent aux milieux les plus modestes allaitent davantage, de même les femmes les plus diplômées.[1] Cette inversion de la tendance est frappante : ce sont en majorité des femmes diplômées et/ou issues de couches favorisées qui allaitent le plus et le plus longtemps. Ce sont aussi celles qui savent trouver les informations et l’aide nécessaires à la bonne conduite de leur allaitement.

Un recentrage, même temporaire, sur le foyer et les enfants n’est possible que dans les couches moyennes et supérieures, lorsque le mari travaille et gagne a priori bien sa vie, et/ou lorsque la profession de la mère lui permet de travailler à domicile, souvent à son compte.

3.3. La question des pères

Cet engagement dans la maternité et l’allaitement pourrait être critiqué à première vue : il isolerait les pères, les exclurait de la relation à l’enfant, etc. Cette critique est d’autant plus facile que le biberon paraît plus équitable en termes de participation du père.

Mes observations m’ont montré qu’il n’en était rien : de manière assez paradoxale, lorsque la mère donne le sein et s’investit dans la relation au nourrisson, le père est d’autant plus présent. Il se crée une sorte de recentrage sur l’enfant, de la part des deux parents, qui se sentent tous les deux investis dans leurs rôles respectifs. Le père cherche à s’investir d’autant plus auprès de l’enfant que la mère materne et allaite. Et il n’est pas rare de voir des pères mettre l’enfant au sein, et ainsi participer de manière active et concrète à l’allaitement maternel.  

La place des pères dans la famille est en train de changer profondément, et ces restructurations des pratiques et des représentations sont remarquables dans certains milieux sociaux.

3.4. Nouveaux féminismes

Nous avons vu que l’on peut distinguer deux grands courants de féminisme : les égalitaristes et les différentialistes. Et puis il y a celles qu’on appelle les « éco-féministes », qui revendiquent les liens entre les femmes et la nature. Ces personnes se retrouvent dans les groupes écologiques de différents pays européens, et s’affirment également par la maternité et l’allaitement.

 « Revendiquer ses droits sur un modèle masculin comme pendant les années 70, c’est fini.  Aujourd’hui, les femmes veulent des acquis féministes mais veulent encore plus.  Elles luttent maintenant en cohérence avec leurs envies profondes … ces jeunes femmes se réapproprient leur féminité pour être plus heureuses que leur mères.  Elles ne nient pas les acquis du passé et elles sont en colère contre le modèle masculin dominant. Elles n’ont pas envie d’être des  hommes comme les autres !  Elles veulent que la société les accepte avec leurs désirs spécifiques.  En leur permettant par exemple d’avoir des rythmes et des cycles de vie différents. »[2]

Mais le mot féminisme prend le sens qu’on veut bien lui donner, et j’irais même jusqu’à dire qu’il y a autant de féminismes que d’individus. De même, le féminisme est un terme qui n’a pas toujours le vent en poupe, et qui dérange, malgré le fait que l’on adhère à certaines valeurs qu’il englobe.  Ainsi, aujourd’hui, on voit se dégager plusieurs courants d’affirmation identitaire à tendance féministe, même s’ils ne portent pas ce nom.  Et il est parfois difficile de parler de féminisme en soi, car il ne s’agit pas toujours d’un mouvement construit, militant et organisé. Aujourd’hui, l’expression passe plutôt par les individus eux-mêmes, qui revendiquent leurs propres choix et leurs propres modes de vie.

Pour conclure

Tout au long des siècles, l’allaitement maternel a été influencé par les avis contraignants des médecins et des philosophes, les modes éducatifs, le niveau socioéconomique de la population.

Mais de plus en plus de femmes affirment qu’ « il est temps de réaliser que nous n’avons pas à perpétuer les peurs et les règles de nos ancêtres. Il est temps pour chaque individu de se laisser aller totalement, dans la plénitude de la vie, telle qu’il la ressent. »[3] Pour les mères interviewées, vivre pleinement la maternité est une façon d’échapper au modèle dominant du travail à l’extérieur et à la double injonction qui pèse sur les femmes (à savoir mener de front une carrière et une vie de famille).

L’allaitement apparaît comme un choix personnel fait par des femmes informées, ce qui implique de connaître son corps et ses possibles, et d’avoir le courage de faire réellement un choix. [4] Il me semble donc utile de proposer d’autres discours sur l’allaitement, d’autres représentations sociales, médicales, économiques, pour que les femmes puissent faire un choix éclairé, que ce soit en faveur de l’allaitement maternel ou du biberon. [5]

L’enjeu est de prendre des décisions de manière consciente, réfléchie, de donner du sens à ses actions, et d’être fier de ses choix. Malgré les pressions sociales, la société ne pourra évoluer que lorsque chaque individu et chaque femme en particulier sera maîtresse de ses choix de vie. Finalement, le « féminisme » ne serait-il pas tout simplement la possibilité de faire un choix éclairé ? Le fait de prendre une décision individuelle, de s’affirmer par la maternité et l’allaitement si on le souhaite ?


[1] Catherine Rollet, Histoire de l’allaitement en France : pratiques et représentations, 2006.

[2] Flore Marquis-Didier (présidente de La Leche League)

[3] Catherine Milinaire, Naissance, 1977

[4] Marie Thirion, L’allaitement. De la naissance au sevrage, 1999

[5] Julia Laot, Allaitement et féminisme, 2010