Naissances, c’est le titre d’un livre où se mêlent les récits de huit romancières :

Huit femmes qui avec tout leur talent d’écrivain, racontent la naissance de leur côté. Elles y sont drôles, impudiques, vraies.

Camille Laurens écrit « Tous les jours, je regarde ma fille comme si elle venait de naître, et je n’en reviens pas. On ne revient pas de la naissance, on y reste, on y est toujours. »

La naissance, c’est sans nul doute l’évènement le plus bouleversant qu’il puisse y avoir dans une vie. Je devrais plutôt dire, les naissances, parce que ce jour là, un bébé vient au monde mais aussi une maman et un papa et ces naissances là sont à jamais ancrées dans nos esprits, dans nos coeurs, créant un lien si fort entre les êtres.

Lire les histoires des femmes, sur ce qu’elles ont vécu à ce moment là, est émouvant, bouleversant, parce que cela nous ramène à nos propres émotions. Et ce livre, en est riche.

Mais il lui aurait manqué quelque chose à ce livre, si un homme n’avait pas apporté sa petite pierre à l’édifice en postface, et cette pierre je vous la dévoile parce que c’est beau, parce que c’est divinement sensible, parce que dans ses mots il y a beaucoup de nous les femmes et aussi des hommes qui restent à nos côtés sans pouvoir ressentir ce que nous ressentons, parce qu’elle me fait vibrer, frissonner et même monter les larmes aux yeux (hyperémotivité quand tu me tiens!!)

Naissance, disent-elles. Renaissance, connaissance, reconnaissance. Autant de naissances dont la multiplicité suggère la complexité, où l’inimaginable rencontre l’universel, où l’histoire singulière renoue avec l’histoire ancienne. Mystère, fragilité, oubli, incompréhension, racontent-elles encore. Et aussi violence, solitude, délivrance et sérénité…Je mentirais si j’affirmais avoir été surpris pas les mots de ces romancières : comme dans les paroles des futures mères que je rencontre depuis trente ans, j’ai entendu, parfois entre les lignes, l’intime, l’unique, l’impudique, l’inénarrable. J’ai reconnu l’expérience personnelle et enfouie de chacune, le film qui ne désire que se tourner et se dérouler à nouveau, qui tente de saisir ce qui par essence est insaisissable, qui espère attraper ce qui échappe toujours, la naissance.Car vous n’arrivez jamais à dire quand c’est, la naissance. Vous n’y êtes jamais. Nous n’y sommes jamais, femme ou homme, mère ou père, obstétricien ou sage-femme : elle n’est jamais là. Ou plutôt nous y sommes, mais elle, pas encore, ou elle est déjà passée. Elle n’a duré que quelques secondes d’un temps réel et instantané – on ne voyait rien, on a vu ; c’était dedans, c’est dehors. Elle est entre l’avant et l’après, passage éclair. Moment décisif, entre passé et avenir. Instant fragile, jamais gagné, toujours inquiétant, où tout peut vaciller. Mettre au monde ne va jamais de soi, la naissance n’est jamais évidente. Les femmes le devinent, les hommes l’ignorent : ils n’en sont pas. Et ce n’est pas parce qu’on est femme, ou médecin auprès d’une femme qui accouche, que l’on en sait plus. La naissance est une course-poursuite dont les traces demeurent à jamais : donner le jour, c’est au jour le jour et pour toujours.Depuis longtemps, j’emprunte le chemin des mères, je les aide à donner la vie à leur enfant. Cela reste pourtant un mystère. Même pour moi, qui manipule. Que s’est-il passé ? De quoi a-t-on été capable ? A partir d’un presque rien, d’une simple parole, d’un désir exprimé- « tiens, j’ai envie d’un enfant », ou « Et si on faisait un bébé ? » – l’inimaginable a eu lieu, le vœu a été exaucé, il est là, il pèse trois kilos cinq. « Et cela s’est passé dans mon corps »,disent-elles, presque à leur insu.Avec ou sans mes éprouvettes, je suis le témoin d’un événement dont je ne reviens jamais. Et ne veux revenir : une succession d’instants inévitables, une somme de passages imperceptibles mais essentiels, qui font que l’être vivant se crée, qu’à vingt-deux semaines il pourra respirer ex-utero, qu’à quarante et une semaines, il voudra venir au monde, et que plus tard, bien plus tard, sa taille dépassera sans doute celle de ses parents. Mystère traversé, fantasme devenu réalité. C’est encore et toujours magique. Inoubliable, mais incompréhensible. Un instant dont il restera le souvenir d’une bulle légère, à laquelle un souffle suffit pour voler encore et remonter à la surface. Une bulle légère se souviennent-elles, mais d’une intensité dramatique.Je ne connais pas d’acte plus violent que la naissance. Juste avant, le temps d’un instant, fille, mère, et amante se sont rencontrées, embrassées. Puis corps, avenir et statut se déchirent. La fille a dû laisser la place à son enfant pour devenir mère. Mais aussitôt né, l’enfant est séparé d’elle pour la première fois. Né, abandon-né. C’est cet abandon d’origine que l’homme ne partage pas.Mettre au monde, c’est faire l’expérience d’une solitude fondamentale, intense, violente, dramatique. Femmes et hommes, définitivement dissociables et différents. L’un n’est pas l’autre, l’homme n’est pas la femme. Nous aurons beau nous aimer, porter les mêmes vêtements et les mêmes parfums, le tour de passe-passe ne passe pas lorsqu’il s’agit d’enfanter : les hommes ne portent pas la vie. Leurs rêves, leurs angoisses, leurs corps parfois épousent la grossesse de leurs femmes en s’alourdissant de quelques kilos superflus, mais ils ne sont pas elles. L’accouchement aura peut-être lieu sans lui, sûrement pas sans elle. Je le sais depuis longtemps, je le vis quotidiennement, être homme, père ou médecin lors d’un accouchement, c’est être intrinsèquement exclu.« Avant nous ne faisions qu’un. Maintenant c’est chacun dans son coin », regrettent-elles. Lui dans celui des hommes, elle dans celui des femmes. Et ce n’est pas drôle. Subterfuge, cette présence des unes et des autres, des médecins, des sages-femmes, des maris et des amis : elles sont seules, toujours. Entourées, aimées, observées, surveillées, mais seules. Seules à risquer leur vie et leur corps, à dévoiler leurs sentiments, leur sexe, à mettre à nu leur cœur, leurs entrailles. Leur solitude est inévitable, la tension règne dans la salle d’accouchement également, lorsque la tête du bébé est visible, que la poussée arrive, telle une vague venant de très loin, de très longtemps, et que, sur le visage des filles devenant mères, une expression passe, à nulle autre pareille. Rien de plus impudique que la mise au monde : c’est dire au grand jour « oui, j’ai voulu un enfant, oui, j’ai fait l’amour ». Rien de plus ambigu aussi,« donner le jour, c’est aussi donner la mort », murmurent-elles.Donner à voir le jour, c’est donner à voir la nuit.Tous les accouchements ne se passent pas de nuit, mais il y a toujours une première nuit qui suit la naissance d’un enfant. Cette première nuit, femmes et hommes s’en souviennent. Après la violence, le calme et la sérénité. Le monde est au repos, le bébé est emmailloté, la mère rêve, le père est présent absent, la chambre est dans la pénombre et le long du couloir de la maternité, les lumières sont tamisées, les paroles murmurées, les bruits atténués.Je ne peux dire la naissance de mes enfants, mais j’ai vécu, à l’instant, ce sentiment étrange et nouveau qui est sans retour, même si j’ignore encore ce que cela signifie véritablement. Ce sentiment, je l’ai eu lorsque je me suis retrouvé seul avec leur premier vrai faux sourire et que je leur ai parlé. Il faisait sombre, il n’y avait personne autour de nous. Nous ne savions pas encore vers où nous allions, un mélange de douceur et de complexité.« Envolez-vous, libellules », pressentent-elles, mères et romancières.C’est un des moments-là dont j’aime me souvenir, premiers chapitres de la vie où tout est possible. Ce sont ces moments-là, uniques, qui me font aimer ce métier depuis si longtemps. Je passe une dernière fois dans les couloirs de mon service, il est 21 heures, quelque chose a eu lieu. Une naissance. Des naissances.

Et si je vous disais que l’auteur de cette postface n’est autre que René Frydman, sans doute ne vous surprendrai-je pas…

Chocophile